Rotting in the Sun : la chair est triste

Le réalisateur chilien Sebastián Silva, qui a l’habitude de peupler ses castings d‘indie darlings (on a pu croiser dans ses précédentes co-productions américaines Gaby Hoffmann, Kristen Wiig, Alia Shawkat ou encore Juno Temple), voulait pour son nouveau projet collaborer une quatrième fois avec Michael Cera… mais ce dernier a refusé à cause du contenu explicite du scénario. Une rencontre fortuite lui a procuré une nouvelle muse moins pudique : Jordan Firstman, acteur et scénariste qui a notamment travaillé sur la brillante série Search Party et qui s’est fait connaître pendant le confinement général des années 2020-2021 grâce à des imitations absurdes qu’il déroulait sur son compte Instagram – Moïse qui donne des instructions à son assistant pour fendre la mer en deux, un brin de coriandre qui a besoin d’être rassuré parce qu’il ne fait pas l’unanimité, un célèbre iceberg qui fait regarder Titanic à ses amis et guette son apparition à l’écran…

Après des apparitions dans la série Miss Marvel, au premier rang de diverses fashion weeks ou encore aux côtés de ses BFFs tout aussi branchées que lui Charli XCX et Rachel Sennott, cet influenceur hors normes a ainsi obtenu un premier rôle dans un film présenté hors-compétition à l’édition 2023 du festival de Sundance. Rotting in the Sun y a fait date en battant un record inattendu : celui du nombre de pénis visibles à l’écran. Les décomptes divergent (…) mais les festivaliers s’accordaient sur un point : il ne fallait pas manquer l’événement, dans un horizon cinématographique aussi pudibond que celui d’aujourd’hui, de dizaines de pénis en gros plan, de scènes de sexe sans doublures et sans tabou ! Et les critiques de reprendre l’anecdote, pile assez provocante et racoleuse pour susciter la curiosité tout en éclipsant les autres qualités du film.

L’exhibitionnisme manifeste de certaines séquences n’est certes pas dû au hasard. Le récit s’ancre dans une forme d’autofiction : un réalisateur déprimé et en manque d’inspiration, interprété par Sebastián Silva lui-même, rencontre sur une plage nudiste au Mexique un influenceur jovial qui n’a particulièrement pas froid aux yeux, Jordan Firstman dans un rôle proche de sa persona numérique. Tous deux sont turbogays à la vie comme à l’écran, et la représentation frontale de leurs sexualités (avec tout l’arsenal contemporain des plans Grindr, des sextoys qui traînent et de l’usage de quelques drogues récréatives) servent grandement à leur caractérisation, entre le désenchantement de l’un et l’enchantement renouvelé de l’autre. Ce rapport viscéral et décomplexé aux corps des acteurs change des nombreuses fictions aux personnages LGBT autrement plus timides, en plus d’être la source d’un humour rafraîchissant. 

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Sebastián Silva a en effet trouvé en Jordan Firstman le parfait complice, et l’opposition – ou l’alchimie –  de leurs personnalités crée un équilibre surprenant entre ironie et sincérité, entre blagues scatologiques et réflexions existentialistes, entre l’intellect et le vulgaire sans hiérarchie, avec autant de cruauté que de tendresse. Le fait de limiter l’aura de ce film aux commentaires et ricanements puérils liés à ses passages les plus osés fait passer à côté de ses caractéristiques les plus aventureuses, notamment un voyage échevelé à travers les genres et registres cinématographiques, la narration ménageant surprise après surprise au spectateur ingénu. Difficile de les évoquer sans les spoiler, elles valent vraiment le coup d’être expérimentées sans préavis, mais sachez que ce qui commence comme l’autoportrait satirique d’un artiste torturé™ tourne tantôt au thriller, tantôt à une chronique acerbe des inégalités sociales, sans oublier d’évoquer le sentiment de solitude et d’incommunicabilité intrinsèque au genre humain. Tout ça, et des dizaines de pénis : que vous faut-il de plus pour le regarder ?

Rotting in the Sun de Sebastián Silva avec Jordan Firstman et Catalina Saavedra, à rattraper à Paris au festival Chéries Chéris les 19 et 27 septembre 2023 ou sur Mubi

Ndlr : une première mouture de cette critique s’appelait « la chair est triste, hélas ! et j’ai vu toutes les bites », mais ça la foutait mal dans les référencements google.

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