Depuis la sortie du nouveau long métrage du cinéaste Hayao Miyazaki, de retour sur nos écrans après dix ans d’absence, les articles d’analyse se multiplient pour tenter de décoder les symboliques complexes qui apparaissent dans chaque scène. Et cela se comprend, le moment est particulièrement propice à la suranalyse, à la psychologisation de l’oeuvre à outrance. Le réalisateur est âgé, et comme son aura de génie ne fait que grandir avec le temps, chacun de ses films est accueilli comme une sorte de message divin censé nous apporter les clés pour comprendre notre propre existence. Pourtant la meilleure manière de comprendre Le Garçon et le Héron, c’est peut-être de ne pas trop chercher à comprendre.
En 2023, le réalisateur sort donc au cinéma une nouvelle histoire. Celle d’un jeune garçon de bonne famille qui suite au décès de sa mère lors d’un bombardement à Tokyo, part vivre à la campagne et rencontre un mystérieux héron polymorphe qui lui dit qu’il peut l’aider à retrouver sa maman. Le film se divise en deux parties bien distinctes : une dans le monde bien concret et réel de Mahito, le jeune garçon, l’autre dans l’univers fantastique et déroutant qu’annonce le héron parleur. Sur le papier, un récit tout ce qu’il y a de plus « Ghibli », qui ressemble en tout cas à une certaine image de marque que le studio a pu construire au fil des décennies.
En 2013, Miyazaki annonce prendre sa retraite suite à sa nouvelle réalisation, Le Vent se Lève. Le film a un petit côté testamentaire, ce qui aide plutôt pas mal à convaincre les cinéphiles du monde entier que pour une fois, peut-être que papy Totoro va s’y tenir. Mais non, quelques mois à peine après s’être arrêté, il revient sur ses paroles pour la quatrième fois (au moins) de sa carrière et se lance dans la réalisation d’un court-métrage en animation 3D. Le film n’est même pas terminé qu’il se lance dans un autre projet chez Ghibli ; en 2016 il commence à storyboarder un nouveau film, dont le titre How Do You Live fait référence à un livre de 1937 de Genzaburo Yoshino.
Tout semble démontrer que ce nouveau film, qui deviendra donc Le Garçon et le Héron dans son titre français, sort de la norme. Même pour Miyazaki. Alors que la production officielle commence en 2017 avec une date de fin estimée à l’été 2020, la durée de production atteint finalement sept ans, ce qui en fait le projet le plus cher du studio… Qui est obligé de trouver de la thune pour le financer à droite à gauche, notamment en vendant les droits de diffusion de son catalogue à Netflix. Par ailleurs, malgré son coût astronomique, le film sort au Japon sans aucune autre promotion qu’une unique affiche. Pas de bande-annonce, rien. Tout est fait pour capitaliser sur le nom du cinéaste et celui du studio.
Et pourtant, on reste en terrain connu ; Hayao Miyazaki n’est pas soudain devenu un autre artiste, il reste le même. Il continue de mettre beaucoup de lui-même dans son cinéma, en donnant ici au père de Mahito le même métier que son propre paternel, industriel dans la fabrication de pièces d’aéronautique. Les bombardements du début du film et l’état de santé de la mère de Mahito sont aussi des éléments autobiographiques, même si la mère de Hayao Miyazaki n’est pas décédée comme dans le film. En cela le film est très proche de la réalisation précédente du cinéaste, Le Vent se Lève, qui s’appuyait aussi beaucoup sur le vécu de Miyazaki, ainsi que son rapport à la création et à la responsabilité de l’artiste face à cette dernière. De même d’un point de vue narratif et même esthétique, il y a peu de surprises. Je dis bien peu, car notamment dans l’animation certains choix sont hérités directement de ce que le réalisateur a appris lors de son passage à l’animation par ordinateur, pour les séquences de bombardement et d’incendie qui ouvrent Le Garçon et le Héron, qui sont par ailleurs époustouflants.
Cette combinaison entre la familarité d’un cinéaste que l’on connaît aujourd’hui presque par coeur et l’exceptionnel de la sortie d’un nouveau film dix ans après le précédent, qui pourrait bien être le dernier, encourage donc le décryptage. Aussi la deuxième heure du film Le Garçon et le Héron semble truffée de symbolismes et messages codés qui seraient donc une manière pour Hayao Miyazaki de nous donner des coups de coude et nous inciter à ouvrir les yeux. Que faudrait-il alors comprendre ? Que le vieillard qui régit le monde absurde d’où vient le héron serait Hayao Miyazaki, en pleine crise existentielle vis à vis de son oeuvre artistique et de sa responsabilité face au monde ? Que le royaume des perruches et son absurdité lui permettrait de critiquer l’impérialisme aveugle de son pays ? Que la scène dans la salle d’accouchement avec la nouvelle mère de Mahito serait une manière pour Miyazaki d’exprimer sa propre peur de la mort, faisant écho à sa reprise des tableaux de l’Îles des morts par Böcklin ? Et qu’est-ce qu’il faut voir dans cette espèce de rocher stellaire magique qui aurait créé ce lieu ? Le don maudit de la création, façon monolithe 2001 A Space Odyssey ?
Peut-être. Peut-être y-a-t-il vraiment quelques énigmes à déchiffrer dans tout ce déferlement d’iconographies et de règles fantasques. Mais se concentrer uniquement sur cela, c’est passer totalement à côté du film. C’est oublier que l’essence même du cinéma de Miyazaki, c’est de faire voyager nos sentiments en les offrant à des personnages hauts en couleur, qui nous les rendent ensuite changés. C’est un art du coeur qui nous fait ressentir des choses sans forcément comprendre d’où naîssent les sentiments. Le Garçon et le Héron s’appelle donc en japonais « Comment doit-on vivre ? » ou « Et vous, comment vivrez-vous ? » selon les traductions. Il y a dix ans Miyazaki faisait se répéter la phrase « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » dans son précédent long métrage, il est donc logique maintenant qu’il amène un personnage à s’interroger sur la manière de vivre sa vie.
C’est là la plus grande réussite de ce nouveau long-métrage : le personnage de Mahito. Un jeune garçon meurtri, fier, indépendant, hautain, loyal. Caractérisé par un statut d’enfant de noble lignée, d’une classe sociale élevée, et qui malgré sa confiance en soi doit faire face au chagrin, à l’échec, et doit apprendre à accepter l’aide de son prochain. Et à aider en retour. Si Miyazaki est réputé pour la complexité de ses personnages féminins, voilà qu’il offre son plus beau personnage de garçon à son public. Et qu’il plonge ce garçon dans un univers complexe, où il se permet autant d’aller chercher le grotesque que le beau, le drôle que le terrifiant… Comment Mahito doit-il vivre ? Doit-il perpétuer l’héritage de son grand-oncle et faire tenir debout un monde qui semble voué à être bancal, ou bien accepter de vivre par lui-même dans le vrai monde véritable de la réalité réelle ?
Lors du climax du film, Mahito et ses amis réussissent à s’échapper du monde parallèle avant que ce dernier s’effondre. Derrière lui, les dangereuses perruches géantes s’échappent aussi mais se transforment en petits oiseaux tous mignons lors de la traversée vers notre réalité. Les héros rient alors face à l’absurdité et la beauté surprenante de ce moment… Tout en se faisant chier dessus par les perruches. C’est ça, le monde réel que Mahito ne doit pas fuir. Un monde à la complexité inégalée par toute fiction, où un moment de grâce peut être accompagnée de fientes sur ta tronche. Une tentative sublime de Miyazaki d’inciter Mahito à choisir de vivre sa vie réellement, même si cela veut dire qu’il doit le faire sans sa mère. Accepter le deuil et aller de l’avant.
D’une certaine manière, je succombe aussi à la suranalyse dans cet article. Mais je pense qu’il ne faut pas négliger le rapport qu’entretient Hayao Miyazaki à la vie. Le film lui ressemble, parce qu’il semble lui aussi s’interroger sur son rapport au monde. Certes, le papy est incapable de s’arrêter d’inventer des histoires, mais c’est peut-être pour nous dire de ne pas nous égarer dedans trop longtemps.
Le Garçon et le Héron, un film de Hayao Miyazaki. Au cinéma le 1er Novembre 2023
Merci pour votre retour sur cet animé que j’ai tellement aimé.
Et il y a tout le côté graphique, les couleurs, l’architecture, les détails et la précision des mouvements qui sont sublimes et qui enchantent par la beauté qui en ressort.