Grand Paris : Interview avec Martin Jauvat (CineComedies 2023)

Porté par un bouche-à-oreilles flatteur après sa présentation à l’Acid au Festival de Cannes 2022, Grand Paris a fait son petit chemin au sein de la cinéphilie à la suite de sa sortie (trop confidentielle malheureusement) au mois de mars dernier. Le premier long métrage de Martin Jauvat, comédie d’aventure sur deux banlieusards qui partent à la recherche des origines d’un artefact mystérieux, est en effet une remarquable comédie de glandouilleurs, road movie low tempo à travers les confins de la Grande couronne, un Indiana Jones sous marie-jeanne égaré au beau milieu de la Seine Saint-Denis et du Val-d’Oise. Quelques semaines après la sortie du film en VOD et support physique, Grand Paris est mis à l’honneur en ce mois d’octobre par l’édition 2023 du festival CineComedies de Lille, qui a permis aux cinéphiles locaux (l’auteur de ces lignes inclus) de découvrir un film dont ils avaient privés de sortie en salles à l’époque. Nous avons eu ainsi la chance de pouvoir discuter en tête-à-tête avec Martin Jauvat de ce projet au croisement entre Men in Black et le cinéma de son parrain dans le milieu de la comédie d’auteur made in France, Benoît Forgeard.

Comment est venue l’idée de Grand Paris, et surtout l’idée de l’orienter vers une comédie d’aventure? Pour un film à petit budget, c’est quand même un défi particulier…

Par envie, simplement, je n’ai pas réfléchi de façon stratégique en pensant à mes prochains longs. Ma seule idée, mon obsession, c’était de revivre les aventures d’Indiana Jones dans un contexte complètement atypique, avec des jeunes un peu cons et des RER, des trains de banlieue. Le problème de la production, il s’est posé un peu plus tard pour mon producteur. Comment on va réussir à faire ce road trip, à tourner ces scènes pirates sans les autorisations de tournage. On était en pleine époque du Covid et du confinement, on n’avait pas le droit de sortir dehors. J’avais simplement une volonté de cinéma, de faire le film que j’aimerais le plus aller voir. Ç’aurait été beaucoup plus simple d’avoir une idée de huis clos avec des bonnes blagues et des personnages croustillants, c’est sûr, mais ce n’est pas l’idée qui m’est venue. Moi, ce que je voulais faire, c’était le road trip de toute l’île de France en transport. Comme Indiana Jones qui va de Petra à Venise en passant par Jérusalem, mais avec Romainville, La Hacquinière et Cergy-Pontoise. 

Cette énergie pirate dont tu parles passe aussi par le mariage des genres de la comédie. Grand Paris est un film protéiforme.

Je pense qu’il y a quelque chose d’instinctif là-dedans. Les blagues viennent à l’écriture et ça crée quelque chose d’hétérogène, sans qu’il y ait de volonté théorique derrière. C’est le fil de l’histoire qui propose des ruptures de ton et des glissements d’un genre à l’autre. Comme spectateur, j’adore aussi les films qui brouillent les pistes, qui me déstabilisent, qui me surprennent. Ce que je déteste le plus, c’est quand je comprends dès les cinq premières minutes où le film va m’emmener et que je sais déjà qu’il ne s’éloignera pas trop de ce chemin-là. J’ai vraiment l’impression de perdre mon temps à ce moment-là.

Grand Paris semble très marqué de l’héritage de la stoner comedy (comédie de la défonce) à l’américaine. C’est un genre qui t’est particulièrement cher?

La stoner comedy, c’est peut-être le genre qui a le plus guidé ce que je voulais faire de ces deux personnages-là et ma volonté de leur faire vivre plein d’aventures qui les dépassent complètement. J’aurais bien aimé que Pineapple Express, par exemple, tombe dans un délire paranoïaque à un moment, ou d’aventure, plutôt qu’il reste dans ses rails de stoner comedy parce que c’est un genre qui finit parfois par tourner en rond. J’adore 21 Jump Street, les films d’Adam McKay avec Will Ferrell, John C. Reilly. C’est ma came à fond, surtout qu’il y a eu un moment au sortir de l’adolescence où j’ai fumé beaucoup de joints en regardant ces films, même si avec le recul j’ai beaucoup changé mon regard sur la drogue. J’essaie de déconstruire cet aspect de la stoner comedy parce que dans le film, il y a quelque chose de triste là-dedans, qui les tirent vers le bas. Et d’ailleurs, en revoyant certains de ces films sobre, on se rend compte que c’est un peu moins bien quand même. J’ai jamais autant rigolé, jamais autant été en communion avec mes potes qui étaient défoncés comme moi, que devant ces films. Et forcément, j’avais envie de revivre cet effet-là, de le faire revivre en me l’appropriant et en y ajoutant mes goûts personnels notamment mon admiration pour Indiana Jones.

Ça rejoint d’ailleurs l’autre grand genre comique abordé par le film, le buddy movie. Et qui dit buddy movie, dit partenaire à l’écran. Comment s’est passée la première rencontre avec Mahamadou Sangaré, et comment est venue l’idée que vous seriez tous deux les rôles-titres ?

Mahamadou, ça a été assez vite une évidence. Dès l’écriture j’ai pensé que Leslie serait un personnage d’origine subsaharienne. Et puis je me suis rendu compte que je ne connaissais pas énormément d’acteurs de ce profil, ce qui pose bien sûr la question de la représentation des personnes racisées dans le cinéma français. Et puis j’ai vu Le monde est à toi de Romain Gavras. Un bon film, même si je lui trouve plein de problèmes de film de “la banlieue filmée par un Parisien”.  Mahamadou a un petit rôle dedans, mais il est d’une justesse !  J’ai tout de suite trouvé qu’il avait un truc. J’appelle mon producteur et je lui dis “Écoute, pour le rôle de Leslie, je pense à ce gars”. Une semaine après, je le rencontre, on rigole, on discute, on s’entend assez bien très vite. On ne vient pas du même monde, comme les personnages du film d’ailleurs. Mahamadou, c’est un mec de Bobigny. Moi, j’ai fait hypokhâgne, je viens d’une banlieue pavillonnaire, j’ai vécu dans des conditions beaucoup plus favorisées que lui. D’ailleurs au départ je ne devais pas jouer le rôle de Renard, j’ai même l’impression de ne pas encore avoir trouvé le personnage. Mais lors des premières répétitions, il y a un truc qui a marché entre nous. Et c’est Mahamadou qui m’a proposé de jouer Renard. Je ne vais pas te mentir, jusqu’à une semaine avant le tournage, je me suis dit que j’étais en train de faire une énorme connerie. Je trouvais ça prétentieux de jouer dans mon film surtout face à autant de comédiens géniaux. Notre relation, notre alchimie, il y a quelque chose qui s’est développé pendant le tournage. Même aujourd’hui, maintenant, trois ans après le tournage, je peux me mettre en mode Renard immédiatement quand je suis avec lui.  Et on a un truc et on est devenus super potes. On a un peu suivi le même trajet que les personnages dans le film finalement. 

Malgré sa petite économie de tournage, Grand Paris peut compter sur de chouettes seconds rôles comme William Lebghil… Comment s’est passée la rencontre de vos deux univers?  

J’ai écrit ces rôles en pensant à eux. William, je l’avais rencontré quelques mois plus tôt sur un tournage où j’étais stagiaire et où je devais m’occuper du making of. Il jouait le premier rôle d’un film qui s’appelle Yves de Benoît Forgeard.

Le frigo chanteur.  

Le frigo chanteur. Quel pitch de ouf, quoi. William est un super pote et quelqu’un que j’adore. Et donc William, on était devenus potes depuis le tournage, on s’était revus un peu, il adore  le foot comme moi. J’ai alors écrit un court-métrage pour lui qui s’appelle Le sang de la veine et j’avais encore envie de bosser avec lui.  Pour William c’est très différent des productions dans lesquelles il joue d’habitude. Il se retrouve balancé dans un truc fauché, un tournage un peu galère, un peu bancal. Tu te changes dans la voiture, on fait tout à la bonne franquette. Mais je crois qu’il aimait bien cette énergie-là, d’être avec une équipe plus jeune.  Et puis on a des attaches communes, notamment avec le cinéma de Benoit Forgeard. C’est une énorme inspiration pour moi, Forgeard, Gaz de France, c’était une révélation pour moi.  Il est même devenu un ami, il m’a pris sous son aile, on partage même le même producteur Emmanuel Chaumet.

Je veux revenir sur ce que tu as dit sur le stoner movie et la question de la paranoïa qui en découle. Grand Paris en fait quelque chose de très actuel et contemporain, par exemple en explorant le monde du complotisme. Sur ce point, j’ai cru voir par moments une filiation avec le cinéma des frères Safdie ou un film comme Under the Silver Lake

C’est une excellente référence pour moi, Under the Silver Lake. Je n’avais pas envie d’un discours politique autour de la question du complotisme. D’ailleurs j’ai commencé à écrire le film en 2019, avant le Covid et l’explosion des discours conspirationnistes. Ça part tout simplement, c’est plus d’expériences en soirée à croiser des mecs défoncés avec qui j’ai eu des discussions dans des soirées improbables. On les connaît tous, ces mecs qui ont des théories sur tout, qui passent leur temps à regarder des vidéos sur Arte, sur YouTube qui sont hyper instruits, mais sur des trucs qui partent en couille. Ces mecs-là m’ont toujours fasciné. Ils sont forcément un peu ridicules, mais je me reconnais dans certains de leurs délires, comme quand le personnage de Sébastien Chassagne parle de la métropole du Grand Paris, des enjeux sociaux, urbains, architecturaux, que suscitent les travaux du Grand Paris Express. Cette idée de fictionaliser la réalité, d’inventer une autre histoire parallèle, de croire en des mythes, d’écrire des mythes, tout ça me fascine. J’adore les récits parallèles parce que j’adore les récits tout simplement, c’est un réflexe presque enfantin. Le conspirationnisme, c’est un formidable réservoir de fiction et de situations, notamment en banlieue. Parce qu’en même temps, il y a quelque chose de paranoïaque dans le fort de Romainville, cette base militaire floutée sur Google Maps au milieu d’une ville du 93, cette forme de vaisseau spatial… Et puis c’est un excellent prétexte pour écrire des conneries comme dans Men in Black, que j’adore. 

Grand Paris est intimement lié à la géographie des décors qu’il filme. On se croirait presque dans un no man’s land hyper lointain alors qu’on est aux portes de la capitale. On a vu ces dernières années cette “autre” banlieue émerger dans le cinéma d’auteur français, comme la pyramide de l’Axe Majeur de Cergy-Pontoise, qu’on a pu voir chez Guillaume Brac ou Céline Sciamma. Tu penses que c’est un épiphénomène, un effet de mode ou le signe d’un changement de regard ?  

Je n’ai pas vu les films de Sciamma et Brac, donc ça, je l’ai appris plus tard, en tout cas rien n’était réfléchi. Je voulais filmer des endroits que je trouvais dingues et que je n’avais jamais vu au cinéma, même si ma culture contemporaine française est assez limitée. Peut-être que je me plante, mais j’ai l’impression qu’on s’intéresse un peu plus à ces lieux. Et ce serait génial que mes films puissent y contribuer. Le très grand Paris, la Grande Couronne, l’île de France de la marge, je les trouve très poétiques. Il y a quelque chose de très beau dans les terminus des lignes RER. Ces paysages regorgent de trésors  qui, un jour ou l’autre, vont se retrouver filmés. Mais pour ça, il faut aussi sortir de la seule logique du cinéma comme art industriel. On a réussi à avoir cette liberté de filmer ces endroits-là de cette façon-là justement parce qu’on tournait de façon pirate. Si tout est formaté, bien éclairé, avec une grosse équipe, je ne pense pas que le film aurait la même teinte ou la même énergie. Je crois beaucoup dans l’idée que les cinéastes et notamment les jeunes doivent juste prendre une petite caméra ou téléphone, filmer et s’exprimer par eux-mêmes. Le cinéma, c’est un art populaire et le fait qu’il soit concentré par une toute petite élite hyper aisée, forcément, ça réduit l’imaginaire.

Grand Paris se construit comme un cinéma de la digression permanente. Est-ce que c’est plus simple ou est-ce que c’est plus compliqué de faire un bon “cinéma de la glande” ? Et quelle place l’improvisation prend-elle dedans ? 

Rien n’est improvisé dans le film, même si on parle avec nos mots. Je ne suis pas un maniaque du texte, mais j’aime bien écrire des punchlines. L’art de la glande, ça peut être une facilité parce que je peux écrire les dialogues comme ils me viennent. Mais c’est compliqué sur la longueur, notamment au montage, de faire en sorte d’avoir un film qui se tienne et qui ne tourne pas en rond  si tu n’as pas d’intrigue forte. C’est très compliqué de faire un film sur l’ennui qui ne soit pas ennuyeux. C’est mon cheval de bataille depuis mon tout premier court-métrage (Les vacances à Chelles), où je montrais deux mecs s’ennuyer dans le jardin d’un pavillon de banlieue autour d’une piscine. Il faut toujours susciter l’attention, le rire, l’empathie pour garder les spectateurs et les spectatrices. Le film ne dure qu’une heure et douze minutes, mais j’ai dû lutter bien des fois pour éviter de s’ennuyer.

La question de l’empathie amène évidemment à celle de la distance comique. Grand Paris est un film sur des “gentils crétins”, mais des gentils crétins dont on ne se moque jamais. Comment trouver cette distance?  Est-ce que cela vient de l’écriture? Des répétitions? Du tournage?

Je ne fais pas 50.000 répétitions sur mes tournages, parce que je n’ai pas envie qu’on s’ennuie sur le tournage à se répéter et que ça devienne artificiel. C’est déjà très présent à l’écriture, et j’aime avoir sur tous mes films une espèce de tonalité de ravi de la crèche. Une ambiance où tout le monde est plutôt cool, un peu loufoque, un peu décalé, mais plein de bienveillance. Il n’y a aucune cruauté dans le comique, et il n’y a pas de méchants non plus.  Il n’y a jamais vraiment d’antagoniste ou de connard. Tu arrives dans le film, tu passes du temps avec des gens sympas, tu rigoles, tu te détends, tu es surpris, tu passes un bon moment et quand c’est fini, t’as envie éventuellement de repasser un moment  avec ces mecs-là dans un autre film.


Grand Paris de et avec Martin Jauvat, avec Mahamadou Sangaré, William Lebghil, Sébastien Chassage, disponible en DVD et VOD

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