Le cinéma de Benoît Forgeard est une de ces petites bulles autarciques de la cinéphilie françaiss, dans laquelle s’ébattent les fans de son univers aussi burlesque que cérébral, et qui laisse souvent froid le reste du monde. Réalisateur, acteur, scénariste, chroniqueur chouchouté par une certaine presse chic (ses émissions-concepts avec son grand ami Bertrand Burgalat sur Paris Première, ses chroniques dans Blow-Up sur Arte, sa pastille d’anticipation dans So Film…), Forgeard est comme un totem de bizarrerie pour ses admirateurs. Ses comédies sont à double tranchant, comme en témoigne l’accueil reçu par son premier vrai long-métrage (Réussir sa vie en 2012 était plus une collection de courts qu’un vrai long) Gaz de France présenté à l’ACID en 2015. Un film bordélique et politique où Philippe Katerine s’enfonçait (littéralement) dans les méandres de l’esprit Forgeard, dans le costume d’un président de la République fictif entouré d’une horde de conseillers cherchant à sauver sa présidence à tout prix. Un vrai film de prospective en quelque sorte.
Quatre ans après, le cinéaste prend du galon et s’offre la clôture de la Quinzaine des Réalisateurs pour son deuxième long, Yves, qui se présente déjà potentiellement comme son plus « commercial » et « grand public », si tant est que ces expressions bateaux aient un sens quand on parle de son cinéma. L’histoire, pourtant, est du pur Forgeard tant elle transpire de son obsession pour le futur proche, pour la trajectoire de la société contemporaine. Jerem est un jeune rappeur sans succès ni grand talent squattant la maison de sa grand-mère décédée, sous les traits de William Lebghil, nouvelle coqueluche de la comédie française depuis ses débuts aux côtés de Kev’ Adams dans Soda (Ami-Ami, Première année…). Incapable d’avancer sur l’enregistrement de son album, il rencontre So (Doria Tillier), qui travaille pour le compte d’une start-up, Digital Cool, spécialisée dans le développement de frigidaires avec intelligence artificielle intégrée. Débarque ainsi au domicile du jeune homme Yves, le modèle de pointe de la marque, qui va changer sa vie.
Aller droit au BUT
Outre les obsessions formelles de ce cinéaste très visuel qu’est Forgeard, ancien des Beaux-Arts et du Fresnoy, on y retrouve aussi ses compagnons de route habituels : Philippe Katerine en manager vulgaire et ventru, Bertrand Burgalat à la musique, mais aussi la muse de Forgeard, Alka Balbir (la fille de Denis, le commentaire sportif gominé et à la voix de sirène d’ambulance). Et pourtant, ici Forgeard ambitionne de fondre son cinéma dans une forme plus grand public : un casting un poil plus bankable, une intrigue assez linéaire et des embardées oniriques plus contrôlées. Le résultat aurait pu paraître déroutant voire dénaturé, il n’en est cependant rien.
Forgeard restant Forgeard, il nous offre encore ici des images, des scènes, des sons qui ne peuvent que provenir d’un cerveau comme le sien : un frigo imitant la voix de Robert Badinter par ci, chantant Bon Anniversaire à la Charles Aznavour par là, ou encore une bataille de petits fours interposés… Quelque part au milieu de ses références comiques, entre Les Nuls, la génération Nova et les géniaux Tim & Eric, le réalisateur ouvre ici un monde de possibles où l’objet technologique s’élève au rang d’humain, en abordant sur ce que la situation peut apporter d’étrange. Ce n’est pas un hasard s’il cite le Téléchat de Roland Topor, fournisseur officiel de malaise pour une génération d’enfants des années 80 et de contenus LOL pour la sphère Youtube française depuis.
« Du mécanique plaqué sur le vivant » : c’est la définition même du rire selon Bergson qu’illustre Forgeard ici, racontant s’être inspiré d’une conférence sur la domotique moderne à laquelle il assista en 2012. Deux ressorts comiques en sont ressortis : celui de l’incongruité de voir les gens parler à leurs machines, le plus évident, l’autre, sur la tentation de la transhumanité qui infuse l’esprit des patrons de start-ups de la Silicon Valley. Le patron de Digital Cool (Darius, autre visage bien connu des créations de Forgeard) est au fond plus robotique que ses créations par exemple. Et la plupart des humains cherchent autant à devenir machines que l’inverse. L’exercice de style est séduisant mais jamais théorique, et débouche sur une comédie moins expérimentale mais pas moins folle, notamment quand elle s’invite dans un faux concours de l’Eurovision, décidément plus que jamais redevenu « hype » après avoir entendu du Amir dans le dernier Xavier Dolan.
Sortir de sa zone de Confor-ama
Poussant son concept jusqu’à son épuisement (le film frôle l’heure quarante), Forgeard ne se mue pas en contempteur des IA, en prophète de l’apocalypse des machines. Il imagine au contraire ce que nos cohabitations, notre travail, nos amours, pourront donner. Un futur au premier abord un peu creux, qui tourne un peu à vide par moments, mais qui pose la voie à un très beau final moins parodique qu’il n’en a l’air. Yves est au final une vraie bonne comédie potache, qui déroutera aussi les fans hardcore des expérimentations du cinéaste que le public qui s’attend à un Black Mirror (autant qu’on évoque une fois de plus cette nouvelle tarte à la crème du discours critique) comique made in France. C’est un film généreux, qu’il faut accepter de ne pas essayer d’anticiper, pour le plaisir de se laisser séduire par chacune de ses trouvailles, même les plus gratuites.
Car derrière son apparent je-m’en-foutisme emprunté à celui de son héros, Yves est un film maîtrisé de bout en bout contrairement à Gaz de France, qui s’égarait par moments tout comme son président fictif. Il n’y a qu’à écouter les faux morceaux rap foireux de Jerem, composés par le rappeur Tortoz et le beatmaker MiM, pour le comprendre. Sortir du format du film à saynètes aura bousculé et fait du bien au cinéma de Forgeard, au risque de laisser certains aficionados sur le carreau. Quant aux autres, il faudra voir comment la greffe prendra et s’ils sont prêts à entrer dans l’œuvre protéiforme d’un des plus fascinants personnages de la comédie française actuelle. Ce n’est pas faute qu’il ait fait des efforts cette fois-ci.
Yves de Benoît Forgeard avec William Lebghil, Doria Tillier, Philippe Katerine…, film de clôture de la Quinzaine des Réalisateurs, sortie en salles le 26 juin
Merci pour ce banc d’essai instructif et très complet.