La création de séries françaises demeure un vrai enjeu pour les plateformes de SVOD, contraintes par la législation du secteur à produire un certain contingent d’œuvres françaises pour bénéficier de l’autorisation de déployer leur catalogue sur notre territoire. Pendant longtemps et encore trop souvent aujourd’hui, cela a donné lieu à des tentatives embarrassantes pour tout le monde, du torrent de memes involontaires nés des deux saisons de l’inénarrable Marseille sur Netflix aux séries expédiées en catimini comme Deutsch-les-Landes sur Prime Vidéo. Heureusement, la mire fut rectifiée au cours des dernières années, les plateformes réussissant à trouver par moment la clé du succès, qu’il soit public (en témoigne le carton de Lupin ou dans une moindre mesure de Family Business) ou critique (les trop vite annulées Drôle et Mixte par exemple).
Arrivé quelques années plus tard (en mars 2020 plus précisément, super timing) que ses consœurs sur le champ de bataille, Disney+ a dû également se confronter aux mêmes exigences, avec des résultats probablement un peu plus concrets et solides que ses voisines. Quelques mois après le lancement du service dans l’Hexagone, quatre productions francophones étaient mises en chantier : une mini-série documentaire sur le chanteur Soprano, la sitcom familiale Week-End Family avec Eric Judor (renouvelée pour une saison 2 diffusée au printemps dernier), la série fantastique Parallèles et surtout la brillante mini-série Oussekine, dont on vous a tressé les louanges lors de sa présentation au Festival Séries Mania en 2022.
C’est au cours de l’édition suivante du festival lillois en 2023 que nous a été donné la possibilité de rencontrer les showrunneuses de deux des futures créations françaises de Disney+ alors que celles-ci étaient encore en cours de production. D’un côté, Clémence-Madeleine Perdrillat, l’une des scénaristes les plus convoitées du petit écran français, passée au cours des dernières années sur OVNI(s), Nona et ses filles, Les gouttes de Dieu, Tapie, Split et plus particulièrement la saison 2 d’En Thérapie, qui signait pour D+ la romcom Irrésistible avec Camélia Jordana, lancée ce 20 septembre. De l’autre, Camille de Castelnau, le bras droit d’Eric Rochant à l’écriture des cinq saisons du culte Bureau des Légendes, et qui finalise la première saison de Tout va bien, comédie dramatique familiale portée par Virginie Efira, Nicole Garcia et Sara Giraudeau (et dont on ne connaît pas encore la date de sortie).
L’exercice un peu périlleux de parler de séries à l’époque non terminées et dont nous n’avions donc pu voir aucune image nous a alors amené, au cours d’une rencontre commune avec nos camarades critiques Agathe Renac de L’Eclaireur FNAC et Romain Derveaux de Séries de Films, à envisager ce rendez-vous comme l’occasion en or de discuter avec ces deux visages montants de la création sérielle, de tous les enjeux de production soulevés par leur expérience commune : l’émergence en France du statut de showrunner (et qui plus est de showrunneuse en ce qui les concerne), la différence de processus créatif entre les acteurs historiques de l’audiovisuel français et les plateformes de SVOD, la nécessité de concilier les particularismes de la création nationale au sein d’un écosystème de production pensé pour l’international… À travers les regards croisés de Clémence-Madeleine Perdrillat et Camille de Castelnau, nous avons pu prendre le pouls d’une profession toujours en train de se renouveler.
Comment vendre sa série à Disney?
Clémence Madeleine-Perdrillat (Irrésistible) : “Il y a énormément de producteurs qui sont frileux à l’idée de payer un pilote car ça peut devenir de l’argent jeté par la fenêtre si la série ne trouve pas de diffuseur. Donc la plupart du temps, on fait une bible, on fait des arches, plein de documents. Je sais que c’est un point commun qu’on a avec Camille. On se projette beaucoup dans ce type de documents en anticipant un temps de développement très long pour arriver là où on veut. Le format 30 minutes a eu son incidence aussi. Peut-être qu’avec du 52, les choses auraient été différentes, plus complexes”.
Camille de Castelnau (Tout va bien) : “A l’origine je n’ai pas du tout imaginé le projet pour Disney+. Pour moi, Disney vraiment c’était Marvel, Star Wars et La reine des neiges quoi ! Mais je sentais que c’était plus un projet de plateforme, un projet atypique. Quand on pense aux séries familiales en France, on fait vite le tour et on retombe vite sur Fais pas ci, fais pas ça, qui est d’ailleurs plutôt une chouette série. Mais je ne voulais pas du tout quelque chose du même registre. D’ailleurs je pensais vraiment que ça ne se ferait jamais. C’est Pascal Breton, le coproducteur de la série, et Eric Rochant qui m’ont dit il y a deux ans et quelques que le meilleur endroit pour les créateurs, là où j’aurais le plus de liberté, c’est Disney. J’étais très surprise car pour mon projet ne sonnait pas du tout Disney. Je leur ai fait confiance car ils connaissaient nettement mieux le business que moi. Et finalement ça s’est fait, de manière tout sauf romantique”.
Pourquoi se lancer dans la création de sa propre série?
Clémence Madeleine-Perdrillat : “Au sortir d’En thérapie, j’étais un peu rincée par ce qui s’était passé. C’était une expérience passionnante mais exigeante, très dure. J’avais envie d’écrire quelque chose de plus léger, qui ait plus à trait à la comédie. J’avais cette envie de comédie romantique depuis longtemps, le tout dans un format assez court de 6×30 minutes. J’ai commencé à l’écrire dans un format qu’on puisse regarder d’une traite en une soirée. Assez vite j’en ai parlé avec mon producteur Arnaud de Crémiers, avec qui j’avais travaillé sur Nona et ses filles, la série de Valérie Donzelli. Et il a signé tout de suite. J’ai écrit un pilote et on est allé voir Disney et Disney est arrivé immédiatement”.
Camille de Castelnau : “Eric Rochant avait donné une masterclass à ce sujet sur France Culture il y a quelques années. Il y disait que pour créer une série, il faut juste être la personne la plus légitime pour parler d’un sujet. C’est tout. Pour Tout va bien, j’avais envie de parler de ce sujet qui me travaillait beaucoup (la vie d’une famille qui bascule suite à la maladie grave d’un enfant). Je pouvais en parler, parce que pour en parler il faut l’avoir un peu traversé, ce qui n’est pas toujours le cas de tout ce qui nous intéresse, les scénaristes. Et puis c’était le seul sujet pour lequel j’avais l’impression que ça valait la peine d’investir tout ce temps, cette énergie, cette fatigue”.
Sur le statut de showrunner dans le système français
Camille de Castelnau : “Ça a été un chemin à la fois naturel et à la fois pas du tout naturel. Naturel parce que la série a été produite par Eric Rochant, qui a presque théorisé en France le statut de showrunner. Il y avait donc une cohérence que la première série qu’il produise soit une série dont l’autrice soit showrunneuse, même si la série est très différente du Bureau des Légendes. Et en même temps, ça ne m’apparaissait pas si naturel au vu de ma personnalité, parce que moi j’adore être numéro 2 sur Le Bureau des Légendes. Les avantages du statut vont avec les inconvénients. Showrunner, c’est quand même beaucoup de métiers en même temps. On doit faire de la RH, du management, même du marketing, être un chef d’orchestre polyvalent. Être un bon showrunner, c’est un peu l’art de bien s’entourer, et ça je me suis rendue compte que je savais le faire”.
Clémence Madeleine-Perdrillat : “C’est vrai que pendant longtemps, le réalisateur-auteur a été le modèle prédominant dans la production française, jusqu’à récemment. En gros jusqu’à Thomas Lilti avec Hippocrate et Eric Rochant avec Le Bureau des Légendes. Mais à côté, on a appris d’autres exemples différents comme Anne Landois (Engrenages) ou Frédéric Krivine (Un village français), qui eux ont vraiment essayé de travailler du côté du scénario et en même temps d’imposer une vision soit de producteur, soit de directeur artistique. Mais je pense que ce modèle se cherche encore. Je me sens très chanceuse d’avoir pu avoir ce rôle de showrunneuse parce que tous les créateurs de séries ne l’obtiennent pas. Et d’ailleurs tous ne le veulent pas forcément!”
Concilier les spécificités créatives françaises et l’ambition de viser un public international
Camille de Castlenau : “Quand j’écris, j’ai vraiment cette croyance, je ne sais pas si c’est vrai ou pas, que plus c’est singulier, subjectif, sincère, plus ça a une petite chance de rencontrer le grand nombre. Et du coup, je ne me suis pas du tout dit, il faut que ce soit français. De toute façon je me suis dit que quoi que je fasse, il y aura quelque chose de français dans le résultat. De toute façon, dès qu’on parle de French Touch, il y a derrière l’influence des Etats-Unis. Pour moi, se dire “c’est Disney, mais c’est français” n’a jamais été un oxymore”.
Clémence Madeleine-Perdrillat : “Je ne me pose pas ces questions-là quand j’écris. Quand j’écris, je me pose la question d’essayer de parler de choses que je connais un peu. Irrésistible part de quelque chose de très personnel ; j’ai voulu parler du temps qui passe, du temps dont on a besoin. Je ne me suis pas posé la question de l’international plus que ça. Je devais juste essayer de faire dans les codes de la rom-com quelque chose de contemporain, qui me parle et qui parle des gens que je côtoie aussi. D’où cette idée de ne pas trop déréaliser, d’être dans le concret, d’être dans les quartiers que je connais et de tourner en décor naturel. Ça, c’était plus important que d’essayer d’écrire comme le feraient des anglo-saxons, qui de toute manière ont un savoir-faire incroyable dans le domaine”.
Le rôle des plateformes SVOD dans la diversification des genres, des sujets et des tons des séries françaises
Camille de Castelnau : “Avant, pour les auteurs comme pour les producteurs, c’était pareil. On avait en gros quatre guichets possibles : TF1, France Télé, Canal et Arte. Quatre guichets avec en plus des lignes éditoriales qui changent toutes les cinq minutes. Quatre guichets, c’est très peu. Vous avez un projet, vous arrivez ; si les quatre guichets se ferment devant vous, c’est fini. Alors que maintenant, il n’y a plus quatre guichets, il y en a peut-être dix. Peut-être que ça ne va pas durer, peut-être que c’est une bulle, tout ça, on verra. Du coup, j’ai l’impression qu’un projet comme Tout va bien peut faire moins “niche”. C’est-à-dire qu’on se dit moins “ça c’est pour France Télé, ça c’est pour Arte, ça c’est pour Canal”… Moi, jamais je ne me suis dit “ça c’est pour Disney+”. La multiplication des acteurs, en tout cas en premier temps, est vertueuse pour la création et la diversité des séries”.
Clémence Madeleine-Perdrillat : “Je ne pense pas qu’Irrésistible aurait pu exister ailleurs. Honnêtement, quand on a fait un peu le tour dans notre tête de qui on pouvait adresser la série, Disney nous semblait être la meilleure option. Le marché de la SVOD bouge à une vitesse folle, les acteurs du marché entrent et sortent sans qu’on ait le temps de s’en rendre compte. Mais en fin de compte ils ne sont pas si nombreux que ça, et tous n’acceptent pas de produire tous types de séries”.
Comment aborder le temps de vie de plus en plus court des séries
Clémence Madeleine-Perdrillat : “Paradoxalement je pense que ça représente une souplesse pour les scénaristes actuels, de savoir qu’on ne sait pas. On ne peut véritablement contrôler que ce qui est diffusé : soit ça marche, et c’est tant mieux, soit ça ne marche pas. Et encore parfois ça marche, et même là on ne sait pas trop. Le scénario de la saison d’Irrésistible est suffisamment clos pour que ce soit satisfaisant et ne pas frustrer les spectateurs s’il n’y a pas de saison 2. Et dans le même temps, il ouvre sur certaines choses pour qu’on puisse, si on en a envie, continuer. Il y a en plus un autre enjeu lié à la rom-com si où les personnages terminent ou non la saison ensemble. Je pense à une série comme Catastrophe, par exemple. Catastrophe, à partir de la deuxième saison, ça devient plus difficile parce que ça y est, ils sont ensemble. Et je dis ça alors que j’adore Catastrophe!”
Camille de Castlenau : “Je pense qu’il n’y a pas de recette. Ce n’est pas parce que tu mets des cliffhangers à la fin que ça va marcher. J’ai ma propre théorie dessus : je pense que les gens, après un succès ou un échec, sont toujours très très forts pour disserter sur les raisons précises du succès et de l’échec, beaucoup plus qu’ils ne le sont pour le prévoir à l’avance. Je ne pense pas que Netflix se soit dit en lançant Squid Game “C’est sûr, ce truc va faire un carton”. L’écriture est un exercice très bizarre où il faut écrire en pensant au spectateur tout en gardant une démarche très égoïste. Quand j’écris, j’essaie d’abord de ne pas m’ennuyer moi-même et de m’amuser, voire de me surprendre. Essayer d’intégrer dès l’écriture des considérations telles que la réception, le succès… ça invoque le narcissisme, l’ego, tout ce qui n’est pas forcément le plus fécond pour la créativité.”.
Des envies de réalisation ?
Clémence Madeleine-Perdrillat : “Sur la série j’ai un poste de créatrice, scénariste et directrice artistique, et j’estime que c’est déjà super. A l’endroit où je suis aujourd’hui, à l’âge que j’ai, je suis hyper contente et très reconnaissante d’être là. C’est vrai que la réalisation c’est quelque chose dont j’ai envie, mais ce sera pour un peu plus tard. J’apprends aussi énormément aux côtés des réalisateurs qui ont travaillé sur les 6 épisodes comme Anthony Cordier et Laure de Butler. Je me sens déjà vraiment très très chanceuse d’être là”.
Irrésistible de Clémence Madeleine-Perdrillat avec Camélia Jordana, Théo Navarro-Mussy, Corentin Fila, diffusion française sur Disney+ à partir du 20 septembre
Tout va bien de Camille de Castlenau avec Virginie Efira, Nicole Garcia, Sara Giraudeau, diffusion française sur Disney+ à une date encore inconnue