Les femmes de Taïwan font des vagues : Gaga et le poids des traditions

En 2023, le festival Women Make Waves, le premier d’Asie à célébrer les femmes cinéastes, fête ses 30 ans. Pour cette belle occasion, le Forum des images accueille le festival et propose 30 films de 30 cinéastes taiwaïnaises, en présence de certaines.

Une opportunité rare pour le public parisien d’explorer le cinéma d’un pays à l’histoire compliquée, contrarié à la fois par l’héritage de l’occupation japonaise et par les tensions avec la Chine qui font de son statut géopolitique un sujet de tensions constantes. Au delà de la nouvelle vague des années 80, d’Edward Yang, Tsai-Min Liang, Ang Lee ou Hou Hsiao-Hsen, il faut donc compter sur Jasmine Lee, Herb Hsu, Sylvia Chang. Parmi la très belle sélection, on peut aussi retrouver Happiness Road de Hsin Yin Sung, long-métrage d’animation mélancolique magnifique dont nous vous avions dit beaucoup de bien. Nous avions même rencontré la réalisatrice à Annecy en 2018 pour un entretien fascinant.

Happiness Road n’est d’ailleurs pas sans points communs avec le long-métrage qui ouvre ce 30ème anniversaire, Gaga, dans son traitement de l’héritage familial, du poids des traditions et des complications causées par le monde moderne. Gaga a permis à sa réalisatrice Laha Mebow de devenir la première femme taiwanaise et aborigène à remporter le prix de Meilleur Cinéaste aux Golden Horse Awards de 2022.

Son troisième long-métrage raconte l’histoire d’une famille du peuple Atayal, l’un des peuples aborigènes de Taïwan, et de leur difficulté à exister dans un pays en mutation. Les Hayong vivent dans un village Atayal dans les montagnes, et voient leur quotidien bouleversé par le décès du patriarche, le grand-père. Cet incident déclencheur est amené avec un mélange de douceur et d’amertume qui sert de note d’intention au reste du film.

Après une scène où le grand-père explique la tradition (c’est le sens du mot « gaga » du titre), on découvre que les Hayong et les autres aborigènes du village vivent en partie du tourisme. Aussi leurs rites et coutumes deviennent des performances non plus destinés à leur valeur sacré, mais à un but de divertissement. Comme partout aujourd’hui, le patrimoine est une affaire de commerce, sa seule manière de subsister. Juste après cette séquence, le grand-père Hayong découvre avec sa famille que sa terre a été mal découpée par la municipalité, ce qui déclenche une terrible dispute avec la famille voisine. Alors que tout le monde s’invective, le patriarche s’éloigne du bruit et la caméra l’isole dans le champ surplombé des montagnes embrumés de la région. On est déjà dans un mausolée.

Le film se concentre ensuite sur la grand-mère Hayong devenue la doyenne de la famille, et tous ses descendants : le fils qui veut devenir maire à la prochaine élection, la petite-fille qui est secrètement enceinte… Laha Mebow n’hésite pas à mutliplier les intrigues au maximum, et laisse la vie se déployer le plus naturellement possible dans chacune des scènes de son film. La distance, ou pudeur qu’elle installe en disposant sa caméra assez loin pour laisser les personnages exister dans ce décor si particulier, lui permet d’éviter toute forme de pathos déplacé. Au contraire, le film sait être drôle aussi. Toute la partie politique du film ne peut être vu autrement qu’une sacrée farce, parce que les campagnes électorales sont quand on y pense très rapidement ridicules.

Mais l’intrigue la plus passionnante de Gaga est celle de la petite fille Hayong qui est tombée enceinte. Le traitement de sa condition, et surtout les scènes avec son petit ami, contiennent toute l’essence de ce que la réalisatrice semble vouloir raconter : une tension immense entre un besoin d’émancipation et une peur de voir disparaître tout le patrimoine familial en s’éloignant des traditions, et du village. C’est l’inclusion de ce personnage étranger au cercle local, ce jeune homme très occidental dans son écriture (il parle anglais, et non leurs dialectes du terroir, il vit en Nouvelle-Zélande…) qui permet de montrer à la fois combien les coutumes et traditions peuvent paraître absurde d’un regard extérieur, et importante.

C’est ici que le Gaga trouve certainement sa plus grande force, et sa réussite indéniable : sans contexte aucun, le spectateur français lambda comprendra tout de la famille Hayang. Ce qui est propre à cette famille aborigène, on le comprend immédiatement. Par l’écriture, par la mise en scène, la cinéaste sait montrer le spécifique et parler à l’universel. Bref, elle fait du cinéma, et espère continuer à le faire. Un article sur le site FocusTaiwan.tw nous apprend justement qu’elle travaille actuellement sur un projet qui mettrait en scène la vie des femmes atayal sous l’occupation japonaise. La difficulté d’après Mebow, c’est de trouver des financements pour parler d’un peuple qui n’intéresse presque personne, mais qui doit faire partie du patrimoine (ou « matrimoine », comme on peut le lire dans ce très bel article) Espérons que ce festival saura changer cela.

Gaga, film d’ouverture du festival Les femmes de Taïwan font des vagues au Forum des images, mardi 19 septembre 2023.

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