En 2022, le grand public découvrait RRR, immense fresque indienne telugu dont la bravado venait donner un coup de pied monumental dans la fourmilière des blockbusters. Soudain le monde prêtait attention au cinéma indien, qui est pourtant la plus grosse industrie cinématographique au monde depuis des années, et le réalisateur S. S. Rajamouli se retrouvait acclamé par ses pairs les plus prestigieux, comme James Cameron.
Mais le succès phénoménal de S. S. Rajamouli ne venait pas de nulle part. Fils d’un réalisateur et scénariste telugu, le cinéaste né en 1973 signait avec RRR son douzième film ! A titre de comparaison, c’est comme si on avait commencé à prêter attention au cinéma de Christopher Nolan avec… Oppenheimer.
Une partie des cinéphiles férus de découvertes en tout genre connaissait en vérité Rajamouli, notamment grâce à l’Étrange Festival. Une des deux parties de son monumental dyptique Baahubali y avait été diffusé en clôture, ainsi que son incroyable Eega, l’histoire d’un homme réincarné en mouche qui cherche à se venger de son assassin. En France, quelques journalistes comme Sylvestre Picard ou François Cau œuvrent depuis quelques années déjà pour mieux faire connaître le cinéma populaire indien, une tâche éminemment facilité par le succès de Baahubali et de RRR. Avant cela, un autre public cinéphile, majoritairement féminin, se faisait le vecteur de tout ce cinéma très codifié, notamment en célébrant la figure de l’immense Shah Rukh Khan, la plus grande star du pays encore aujourd’hui sans aucun doute, et les incroyables numéros musicaux qui sont des étapes obligatoires dans chaque film. Mais il a fallu que l’industrie indienne bascule sérieusement dans le cinéma d’action pour que la critique s’y intéresse plus franchement et plus largement. Bref, c’est devenu un truc de bonhomme donc ça mérite qu’on s’y intéresse quoi. Je caricature, je grossis le trait, mais c’est malheureusement très vrai.
Les films indiens sortent simultanément dans le monde entier (et donc en France) depuis des années, dans des séances à l’origine uniquement pensées pour les populations indiennes expatriées, notamment dans les CGR, et toujours sur des délais très courts. Mais depuis quelques années, on voit de plus en plus de blanc-becs comme moi à ces séances, qui sont par conséquent de plus en plus nombreuses. Au moment où j’écris ses lignes, le dernier blockbuster de Bollywood en date, Jawan, vient de sortir en France et ce sur un parc de salles conséquent : des Pathé, des CGR, le Grand Rex, le Club de l’étoile… Avec des séances en hindu, en telugu, etc.
C’est donc le moment parfait pour redécouvrir Maghadeera, le 7ème film de S. S. Rajamouli et son premier vrai grand succès. Les films qu’il a réalisés avant cela, il le dit lui-même, répondaient beaucoup à une formule attendue. Ce sont des succès populaires, mais pas encore son cinéma comme il l’entend. Maghadeera est une super production à 10 millions de dollars (je convertis parce que moi perso les crores j’y connais rien) qui balance la sauce en termes d’effets spéciaux, d’action, de costumes et de décors. Le film fut un immense succès critique et public, à l’époque le film telugu le plus visionné dans le pays et un carton total au Japon pour des raisons qui m’échappent, et qui a permis à S. S. Rajamouli de trouver sa voix. En effet, Maghadeera, aussi imparfait qu’il puisse être, est un brouillon parfait des grands films que le cinéaste signera ensuite.
Magadheera raconte l’histoire d’un motard cascadeur, Harsha, qui fait des supers figures et sauts en hauteur avec sa super bécane. Sa vie n’est qu’oisiveté, et alors qu’il est en route pour l’aéroport, il touche par inadvertance la main d’une femme qui attendait le bus. Un courant électrique transperce son corps, et il lui apparaît alors des images d’une précédente vie avec cette femme. Une histoire de toute apparence épique, grandiose… Et tragique. Harsha fait tout pour retrouver cette femme prénommée Indu, car il n’a pas eu le temps de voir son visage : seulement son vêtement.
Indu va alors rencontrer Harsha et, curieuse de voir jusqu’où va son envie de la retrouver, va se faire passer pour une amie d’Indu et jouer avec Harsha. En plus de cela, leur relation potentielle est menacée par le cousin d’Indu, Raghuveer, qui veut la pécho également. On ne juge pas. Enfin si, on juge très fort.
Tout s’accélère lorsque Harsha comprend qu’Indu s’est jouée de lui depuis le début et lui a dissimulé son identité. Après un bref moment où Harsha se venge en se jouant d’elle en lui faisant… rater un examen à la fac (énorme coup de bâtard franchement) les deux tombent très vite amoureux. Leur idylle n’est hélas pas possible : Raguveer tue le père d’Indu et accuse Harsha.
C’est à ce moment que le film bascule totalement : Harsha se souvient soudain de sa vie passée, et on découvre alors son ancienne incarnation en la personne du guerrier Bhairava. En 1609, Bhairava est le plus grand guerrier du royaume d’Udaighar, et est amoureux de la princesse Mithravindha (qui est donc Indu). Il affronte Ranadev Billa (le cousin Raghuveer), qui de rage se lie avec l’envahisseur musulman pour renverser le pouvoir et prendre la main de la princesse. C’est sans compter sur la bravoure et la force inouïe de Bhairava, qui fera tout pour protéger le royaume et son amour interdit…
Je ne vais pas raconter le dernier acte du film, qui se déroule dans le présent à nouveau et vient apporter la réparation aux amants après leur précédente vie tragique, mais même en s’arrêtant ici on comprend déjà à quel point Rajamouli est en train d’ancrer son identité cinématographique.
D’abord par ce traitement d’un passé mythologique glorieux, aux héros insurmontables. Son insertion en un long flashback d’une heure préfigure celui de Baahubali, qui s’étale sur la fin du premier volet et la quasi totalité du second. La question de la réincarnation et du divin est également en place pour quelque chose qui reviendra évidemment dans Eega (sous une forme plus absurde, puisque je le rappelle le héros devient une mouche), dans Baahubali et même dans RRR puisque les deux guerriers sont dans le dernier acte les incarnations concrètes de divinités indiennes venant libérer leur peuple de l’oppresseur étranger.
Ensuite dans un traitement totalement frontal et sans équivoque d’un concept à priori absurde. Lorsque Harsha touche la main d’Indu et déclenche le flashback, l’effet numérique ridicule pourrait causer le rire. Mais il n’en est rien, parce que Rajamouli croit à la sincérité de ce qu’il raconte, et c’est ainsi qu’on lui pardonne tous les moments un peu laids du film. Il y en a beaucoup, le réalisateur n’a absolument pas peur d’utiliser des images de synthèse même si le rendu est dégueulasse, et cette manière de s’assumer complètement vient dérouter le spectateur qui voudrait appréhender le film comme un nanar.
Dans sa mise en scène de l’action, on reconnaît aussi ses influences qui perdurent sur la suite de sa filmographie, notamment du cinéma hong kongais, Tsui Hark en tête. Une autre influence moins remarquée et qui est pourtant plus évidente ici, c’est celle de Stephen Chow, pour son utilisation des effets numériques et son humour cartoonesque. D’ailleurs le héros d’abord montré comme un antihéros ressemble beaucoup au protagoniste de Crazy Kung-Fu, sorti quelques années avant Magadheera. Il a même parlé de l’influence de la série télévisée produite par Hitchcock dans les années 50, notamment pour la scène d’introduction du film.
Le film n’est pour autant pas parfait, du fait de sa nature charnière. On est dans un entre deux entre un cinéma populaire indien très classique, que Rajamouli traite par moment avec un cynisme assez déplacé, et une sincérité totale du côté mythologique du récit. Ram Charan n’aide pas il faut le dire, et sera mieux casté par Rajamouli dans RRR : ici son côté trop malin n’aide pas les séquences dans le présent, le faisant passer pour plus agaçant qu’attachant.
Mais dès que Rajamouli s’aventure sans second degré dans son récit, ce dernier devient magnifique. On sent dans tout son cinéma une recherche des archétypes. Des histoires ancestrales qui font partie de la culture populaire et que l’on semble toujours avoir connu. Ce travail là d’ailleurs passe par autre chose, qui est une influence évidente du cinéma de Rajamouli et qui est trop peu pointée du doigt : le soap opéra.
Le cinéaste adore aller chercher des codes établis, parce qu’il sait qu’ils fonctionnent. Un triangle amoureux, c’est toujours efficace. Les quiproquos aussi : quand Harsha ne sait pas qu’Indu est la femme à qui il parle, on rigole. Quand Indu pense que c’est Harsha qui a tué son père, on souffre. Les soaps sont populaires parce que malgré leur côté grandiloquent qui frise le ridicule, ils s’appuient sur des choses qui ont le potentiel de parler à tous. Et c’est bien le projet du cinéma de Rajamouli : du cinéma total, qui pourrait s’adresser au monde entier.
Ce qui est un paradoxe évident, car son film et même le reste de sa filmographie n’échappe jamais à sa nature de film indien. Le cinéma de Bollywood et de Tollywood utilisent des codes qui dépassent totalement ceux qui ne les ont pas (comme moi par exemple), et reste hermétique à bien des égards. Ils sont très largement misogynes, et Maghadeera ne déroge pas à la règle. Ils sont aussi étrangement nationalistes et propagandistes, vantant l’idée d’une Inde grande, puissante et supérieure au reste du monde. Ce qui crée des critiques souvent pertinentes sur l’éviction des communautés musulmanes dans le cinéma de Rajamouli, notamment lors du climax de RRR. À ce titre Maghadeera est surprenant, puisque dans le récit mythologique du film l’armée musulmane de Sher Khan est présentée comme un ennemi sanguinaire, mais capable de reconnaître la bravoure du guerrier Bhaivara. Dans le présent, la réincarnation de Sher Khan est le meilleur ami de Harsha, réincarnation de Bhaivara. Mais malgré ce côté nationaliste de ce cinéma, les cinéastes (et les stars comme SRK) ont aussi des arguments politiques à transmettre à travers leurs oeuvres. Pour Rajamouli, c’est très largement une critique du système de castes qui transparaît dans son oeuvre, dès Maghadeera et jusqu’à RRR.
Ce qui nous amène à la question centrale : pour qui est-ce que Rajamouli va aujourd’hui réaliser ses films ? Maghadeera a beau plaire à un public de cinéphiles français, ou faire un carton au Japon, cela reste un film largement pensé pour son propre public. Maintenant que RRR a attiré les yeux du monde entier sur ce cinéma, est-ce que Rajamouli va tenter d’aller encore plus vers l’universel ? On espère avoir une réponse bientôt, parce que putain qu’est-ce que c’est bien ses films.