Fraîchement auréolé de deux prix au festival South by Southwest (SXSW) – excusez du peu – Paris Zarcilla, réalisateur anglo-philippin, est venu présenter son premier long-métrage à Fantasia.
Raging Grace est centré sur une mère, Joy, immigrée philippine « illégale » et sa fille Grace, qui survivent grâce au travail de femme à tout faire (ménage, cuisine, garde d’enfants, etc) de Joy. Un jour, Joy est engagée dans une vieille demeure bourgeoise, au service d’une femme blanche, Kathryn, qui s’occupe de son oncle mourant, Garrett, à qui appartient la somptueuse demeure. Invitée à loger sur place, Joy pense enfin pouvoir être bientôt à l’abri du besoin, mais Grace et elle découvriront assez vite que les apparences sont toujours trompeuses, surtout dans ce genre de famille.
Paris Zarcilla a voulu avec son film mêler un sujet brûlant d’actualité avec des codes de film d’horreur plutôt classique, et le résultat est glaçant à plus d’un niveau, même si non dénué de quelques maladresses. Pari réussi donc, et en plus d’être adorable en entrevue il est l’heureux propriétaire de pas moins de cinq chats, ce qui en fait automatiquement quelqu’un de bien, je ne fais pas les règles.
Avertissement : petits spoilers à prévoir, mais aucun sur les twists de l’histoire.
Parlons tout d’abord du titre, Raging Grace. Ça aurait aussi pu être Raging Joy, le nom de la maman dans le film, mais vous avez choisi Grace, qui est le nom de sa fille. Étant donné le caractère très déterminé de celle-ci, était-ce pour vous une manière de dire que le changement allait venir des enfants et de la jeune génération ?
La réponse est oui, et vous êtes la première personne à me le mentionner ! Les gens sont confus face à ce choix parfois, mais je pense que Grace est très représentative de ma génération, qui s’est enfin donnée l’autorisation d’être en colère. Cette génération est en colère pour la précédente qui n’a pas pu l’être, ou qui du moins n’a pas pu l’être publiquement. Toujours garder la tête baissée, ne froisser personne, s’assimiler… être le bon ou la bonne immigré.e, en somme, rôle dans lequel le personnage de Grace se sent déjà très enfermée.
Au sens figuré et au sens littéral d’ailleurs, puisqu’elle doit dormir dans une armoire pendant une partie du film…
Oui c’est une métaphore valable pour beaucoup d’entre nous, qui avons grandi en voulant faire partie de la société, tout en sentant rejetés aux périphéries de celle-ci. Le « slogan » du film c’est « coming-of-rage » (au lieu de « coming-of-age », qui désigne les récits initiatiques, le passage d’une période de la vie à une autre, NDLR), et j’ai vraiment écrit ce film sous le coup de la colère, colère que j’avais réprimée depuis si longtemps et qui a explosé pendant la pandémie. Cette période a permis à beaucoup d’entre nous de réfléchir sur nous-mêmes, et de réaliser qu’on faisait également partie du problème.
Pouvez-vous préciser ?
Même si mes parents m’interdisaient de faire ceci ou cela par amour, j’ai l’impression que j’avais fait le choix de rejeter en bloc l’héritage de ceux-ci, pour rechercher la validation de la société blanche. J’avais une honte tellement enfouie… Écrire le film a été très cathartique, mais tout ce qui se passe à présent que le film est fini est encore très bizarre pour moi.
Vous n’êtes pas entièrement soulagé?
La catharsis a bien été présente, mais ça n’a fait qu’ouvrir les vannes. C’est un processus qui est encore en cours, et ça a été si douloureux qu’après l’avoir fini j’ai cru que je ne pourrais plus jamais écrire un autre film. Mais finalement j’ai décidé que j’allais faire une trilogie sur la rage.
Quelles sont vos autres idées, si on peut en parler ?
Le deuxième s’appelle pour l’instant Domestic, et il me reste une dizaine de pages à écrire au scénario. Encore un mélange de genres, mais cette fois-ci pour un film de braquage totalement inattendu ! C’est un couple de jeunes Philippins qui tient un café dans les années 90 à Londres, mais les week-ends ils partent en mission pour sauver les travailleurs et travailleuses domestiques victimes d’esclavage moderne. C’est une histoire vraie, que ma mère m’a racontée quand j’écrivais Raging Grace et que je voulais son opinion sur le personnage de Joy. Mon père avait l’habitude de faire ça en secret, et soudain j’ai compris pourquoi notre chambre d’amis était toujours occupée par une « tante » (rires) !
Revenons à Raging Grace : vous utilisez certains ressorts classiques de films d’horreur mais la vraie horreur est comme souvent le réel, en l’occurrence les politiques et les processus d’immigration racistes qui sont à l’œuvre dans beaucoup de pays occidentaux. Aviez-vous envisagé un autre genre pour raconter cette histoire ?
Ce n’était pas très compliqué, même si ça m’attriste de le dire, de lier le genre qu’est l’horreur aux épreuves que traversent les immigrant.e.s. Aux Philippines, lorsqu’on a dû reconstruire le pays après la dictature, la seule ressource disponible était les gens, qu’on a poussé à partir pour pouvoir envoyer de l’argent à leurs familles qui restaient derrière. Celleux qu’on a qualifié d’héros et d’héroïnes se sont parfois retrouvé.e.s à être des esclaves modernes. C’est assez horrible parce que ces gens fuyaient un quotidien très dur dans l’espoir d’une vie meilleure, mais une fois arrivés se retrouvaient dans des situations tout aussi éprouvantes.
Ce type de tragédie est au cœur de tellement d’histoires, et j’aurais pu en faire un drame social, mais aussi théâtral que soit mon film parfois, c’était déjà la réalité. Y compris l’enfant dans l’armoire! Mais si j’avais inséré cet aspect dans un film qui ne soit pas un film de genre, on m’aurait probablement dit que j’exagérais.
On s’amuse bien chez les vieux bourgeois anglais
Vous avez dit à plusieurs reprises que le film était très personnel pour vous. Il y a plusieurs détails, notamment ce que Joy entend de la part de ses employeurs blancs, qui semblent effectivement trop véridiques pour être inventés…
La première moitié du film, où l’on voit Joy et Grace faire le ménage dans plusieurs maisons, est basé sur nos expériences, à ma mère et à moi, lorsqu’elle m’emmenait comme Joy emmène Grace dans les maisons où elle devait travailler, ou sur les anecdotes d’amies de ma mère. Elles se sentaient observées, surveillées souvent, ce qui était assez glauque pour elles, comme si elles n’étaient jamais dignes de confiance. Paradoxalement, elles comprenaient aussi pourquoi ces gens agissaient ainsi, puisqu’elles pénétraient dans leur intimité. Mais les micro-agressions et le fait que la relation employeurs-employée se déroule dans un espace privé et non public ont commencé à abolir certaines limites, et à rendre certaines de ces relations très troubles.
Je voulais donner au public un aperçu de ces luttes quotidiennes, et c’est pour cela que lorsque mes héroïnes arrivent chez Maître Garrett, on voit deux aspects de cette vieille domination blanche. On a deux perspectives de ce monde et des hiérarchies en jeu.
Encore une fois, quand bien même mon film peut sembler dramatisé à outrance sur certains éléments, beaucoup de mes dialogues sont inspirés par des choses déjà entendues, par exemple de la part de Claire Danes.
Claire Danes ?!
Oui ! Elle a dit que le pays « puait, qu’ils [les Philippins] n’avaient pas de bras, pas de jambes, pas d’yeux, pas de toit sur leur tête. » On a essayé de faire dire une version de ceci au personnage de Kathryn, mais ça ne marchait pas ! L’actrice n’arrivait pas à le dire d’une façon naturelle tellement c’était grotesque.
Alors même que ce personnage a les dialogues les plus justes, quelque part.
Le dialogue dans la cuisine, lorsqu’elle demande « Qu’est-ce que c’est que ça ? » d’un air dégoûté en désignant le plat (un poulet adobo, NDLR. Hyper bon.) que Joy est en train de cuisiner, c’est quelque chose que ma mère a vraiment vécu. Et c’est si difficile pour les victimes de micro-agressions de mettre des mots dessus, surtout pour les immigrant.e.s pour qui l’anglais n’était pas la première langue. Sans les sous-estimer, j’ai beaucoup de compassion pour elleux, parce qu’iels n’avaient pas les outils ou le vocabulaire pour déconstruire ce qui se passait. Difficile de s’étonner ensuite de ce qu’iels ont appris à leurs enfants, pour qui c’était difficilement compréhensible. Iels pouvaient seulement leur raconter les méchancetés qu’iels subissaient en mettant le pied dehors, mais sans pouvoir les expliquer.
La dynamique entre les personnages féminins dans le film m’a semblé vraiment intéressante, et pas seulement celle entre la mère et sa fille. Les femmes blanches, on le sait et on le voit dans le film, font partie du problème, mais Kathryn et Joy partagent aussi un traumatisme générationnel, bien que fort différent. Kathryn a également un semblant d’arc de rédemption…
Oui il y a une sororité très relative, mais je dois dire que cette partie du film a fait l’objet de débats. J’étais très attentif à comment le personnage de Kathryn serait présenté. Écrire à propos de gens horribles, c’est aussi écrire sur le pourquoi. J’avais en tête l’adage « hurt people hurt people » (« les gens blessés blessent les gens ») pour les personnages de Garrett et Kathryn, qui n’ont pas reçu d’amour maternel pour différentes raisons. Kathryn a en plus été victime du patriarcat et de l’éducation de Garrett, ce qui a causé des dommages considérables.
À la fin, elle réalise qu’elle est capable de briser un cercle vicieux, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit sur le chemin de la rédemption pour autant. Je laisse ça à l’interprétation du public, mais pour moi elle reste essentiellement la même personne. Elle aurait pu faire beaucoup plus, donc je ne voulais pas lui donner une fin trop propre, trop concise… Mais elle finit par identifier la souffrance de part et d’autre, et je trouvais ça très important.
En contraste à cette souffrance, vous semblez avoir choisi de finir le film sur des notes de joie, notamment avec la scène de l’église à la fin ?
Effectivement, en réponse à la haine qui a déferlé sur les personnes d’origine asiatique à partir de 2020. C’était corrosif et épuisant, et je ne savais pas combien de temps j’allais encore tenir avec ces sentiments en moi. Je pense que c’est salvateur d’exprimer cette rage, mais il faut aussi savoir la transcender.
Je voulais que ce film donne la permission à toutes les personnes qui se reconnaîtraient dans Joy ou Grace d’être énervées, et de leur donner cette expérience cathartique dont elles avaient besoin, même si elles ne savaient pas avant de voir mon film qu’elles en avaient besoin !
Mais je voulais aussi les amener à ressentir de la joie et à célébrer qui elles sont.
Ce sont des chants et des danses traditionnelles des Philippines que l’on voit ?
Oui, et plus exactement une chanson qui a totalement échappé à l’influence des colonisateurs. Les paroles sont dans un dialecte qui n’a reçu aucune influence extérieure, c’est très puissant.
Dernière question sur le personnage de Joy qui est intolérante au lait de vache, détail qui revient de manière insistante. Est-ce un clin d’œil culturel particulier ?
Vous êtes encore la première personne à me parler de ce détail ! C’était important pour moi de mettre ça dans le film, car c’est un reflet de ce que nous pensons avoir à faire en tant qu’immigrant.e pour être accepté.e, même si cela nous fait du mal. Joy sait qu’elle va en subir les conséquences plus tard, mais elle ne se sent pas non plus en position de refuser. Je voulais vraiment garder cette scène pour montrer qu’on fait parfois des choses qui ne sont pas bonnes pour nous, mais que l’on n’a pas d’autre choix.
Raging Grace, un film de Paris Zarcilla. Avec Max Eigenmann, Jaeden Paige Boadilla, Leanne Best et David Hayman. 1h40. Sortie à surveiller en festivals, sur une plateforme de streaming mais surtout en salles, on l’espère.