Les filles d’Olfa : la Tunisie reconstituée

En 2015, Olfa Hamrouni a vu deux de ses quatre filles, Rahma et Ghofrane, rejoindre l’État islamique en Libye. Elle avait alors alerté les médias et la Tunisie avait découvert un exemple de plus de l’exode d’une partie de sa jeunesse vers l’organisation terroriste, alors en position de force dans le pays voisin. En 2023, Kaouther Ben Hania, réalisatrice à la réputation en plein essor est sélectionnée en compétition à Cannes pour son film sur la famille d’Hamrouni, un film à la lisière du documentaire et de la fiction.

On ne peut en effet pas parler des « Filles d’Olfa » sans s’attarder sur son dispositif atypique et audacieux. Ben Hania met en scène la vraie Olfa et ses deux filles restantes, en train de reconstituer leur vie jusqu’au départ des deux grandes sœurs. Ces dernières seront interprétées par des actrices professionnelles. Enfin, une autre actrice sert de doublure à Olfa pour les scènes les plus difficiles. Le film détaille la reconstitution des scènes en montrant aux spectateurs la famille Hamrouni tenter de rejouer les moments clés de leur vie. Tout est mêlé entre les moments de jeu et les moments de coupure où les acteurs et actrices sortent de leurs personnages. Et dans ce jeu un peu vertigineux de miroirs et de faux-semblants, Kaouther Ben Hania cherche à faire jaillir une authenticité et une compréhension de ces femmes et de la Tunisie.

Sur cette photo, deux membres de la famille Hamrouni et deux actrices professionnelles

Retracer le parcours de la famille permet à Kaouther Ben Hania d’aborder beaucoup de sujets cruciaux pour comprendre la Tunisie post Ben-Ali. Le rapport à la religion, à la sexualité, à l’éducation, à la figure de la mère et de la femme, les violences sexuelles, la misère, le regard des autres, la politique, tout cela est abordé à travers les discussions des différentes femmes, de la famille Hamrouni mais aussi des actrices professionnelles qui confrontent leurs regards. Ce dispositif d’une intelligence rare permet de rendre compte efficacement de la complexité de ce qui s’est joué et de ce qui se joue toujours en Tunisie. Pionnier de la révolution arabe, pays tiraillé entre la nostalgie d’une dictature aux apparences protectrices (sur le retour avec l’inquiétant président actuel Kaïs Saïed) et les promesses des mouvements islamistes prompts à exploiter la terrible misère sociale de laquelle le pays ne semble pas capable de sortir, la Tunisie vit une période complexe. Par le biais de la reconstitution, Kaouther Ben Hania fait du cinéma un laboratoire expérimental et thérapeutique pour mettre des mots et des gestes sur les douleurs des Tunisiennes. A la manière d’une scène de crime, l’appartement de la famille Hamrouni sert de quasi huis-clos dans lequel tout est rejoué pour que les sentiments s’échappent et que l’incompréhensible trouve une issue.

C’est un projet d’une beauté et d’une audace étonnante. Toutefois, ce dispositif complexe est aussi la limite du film. D’abord parce l’artificialité de la construction du film donne parfois un sentiment de détachement qui freine le surgissement d’une émotion sincère et véritable (il y a quand même beaucoup de moments d’une puissance rare). Mais, surtout, il est impossible de ne pas s’interroger sur la place accordée à la famille Hamrouni dans tout ça. Véritables victimes d’une situation affreuse, les trois femmes se retrouvent à rejouer leur vie dans un film qui brouille les pistes entre le documentaire et la fiction. On ne peut pas dégager totalement un sentiment de malaise à voir la mère de famille assister à la recréation de ses violences physiques sur ses filles. Sans parler de manipulation, étant donné la force évocatrice de ce mot, on peut se demander si le rapport réalisatrice/actrice/spectateur n’est pas trop trouble et si le jeu de miroirs proposé par Ben Hania n’aurait pas mérité un cadre mieux expliqué au détriment, sûrement, de la réussite formelle du film.

Il ne serait pas étonnant de voir un film si audacieux au Palmarès, ce qui serait une belle récompense pour un cinéma tunisien décidément d’une vitalité réjouissante.

Les filles d’Olfa, un film de Kaouther Ben Hania, avec Hend Sabri, Olfa Hamrouni, Eya Chikhaoui, Tayssir Chikhaoui

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