Edito : La politique de retour à Cannes, merci Justine Triet.

On était parti pour faire un bilan satisfait du palmarès en soulignant les qualités artistiques des films d’une sélection 2023 bien supérieure à celle de 2022. On avait évoqué lors de nos podcasts, l’absence presque totale de la mobilisation politique exceptionnelle contre la réforme des retraites dans ce Festival. Comme si la révolte sociale était une nouvelle forme de COVID que le Festival de Cannes voulait à tout prix maintenir hors de sa petite bulle aseptisée. Manifestations interdites, volonté affichée de marginaliser les artistes qui s’expriment (le traitement réservé à Adèle Haenel est édifiant) tout semble avoir été orchestré pour maintenir la politique hors du tapis rouge. C’est le fantasme de cette pensée, aujourd’hui au pouvoir, d’un art apolitique, premier chemin vers leur objectif suprême : une politique apolitique qui ne serait qu’affaire de gestion d’un marché sans entraves, la start-up nation. On se dirigeait donc vers une cérémonie parfaite : une palme d’or pour une réalisatrice française, ce qui allait pouvoir remettre les projecteurs sur le « made in France », on allait pouvoir rappeler l’incroyable vitalité de notre pays et l’associer évidemment au succès de notre super-président. On se rappelle que les auto-félicitations ont été nombreuses pour féliciter Emmanuelle Charpentier de son prix Nobel de Chimie alors que celle-ci avait depuis longtemps quitté la France, faute de financement de la recherche…

Et là patatras. Justine Triet prend le micro et après les remerciements de rigueur, ose devant le monde entier rappeler que la France vient de vivre un moment politique majeur dans lequel une loi injuste a été prise par un pouvoir contre son peuple. Tremblement de terre en Macronie. Il faut voir les réactions outrées des partisans du parti semi-majoritaire. De la ministre de la culture Rima Abdul Malak à Eric Woerth en passant par les professionnels du tweet infâme Karl Olive, Stéphane Vojetta, la liste est longue. Ils sont tous offusqués qu’on ait osé parler de politique ! Dans une cérémonie dédiée au cinéma ! En France ! Devant le monde entier ! Mais quel scandale ! Quelle hérésie ! Ces mêmes personnes auraient sûrement applaudi des deux mains l’hommage très sage à Godard par ce même Festival, Godard qui s’est battu pour l’annulation du festival en 68 en solidarité avec les ouvriers, mais on sait bien qu’ils ne sont plus à une contradiction près.

Qu’ils soient tout chagrin qu’on ose critiquer leur politique est une chose. Qu’ils s’insurgent que même dans une cérémonie de célébration bourgeoise, quelque chose leur résiste, cela n’est pas surprenant. Mais il y a quelque chose de grave qui se dessine dans leurs éléments de langage. Car nombre des contempteurs du formidable discours de Justine Triet mettent en avant les subventions publiques dont le film a bénéficié. Sans rentrer ici dans le détail du système français d’aide à la création cinématographique, on peut tout d’abord rappeler qu’il s’agit d’un système de redistribution des recettes via des taxes affectées et non d’un financement sur le budget de l’Etat. Mais au-delà de ce point technique, on peut surtout s’étonner de la façon dont une partie du champ politique semble concevoir l’aide publique à la création. Cette petite musique de la contrepartie n’est pas nouvelle, la région Auvergne Rhône-Alpes en fait les frais depuis l’arrivée de Laurent Wauquiez. Elle semble pourtant gagner du terrain. Selon cette nouvelle vision, il faudrait que les œuvres subventionnées par l’Etat ne puissent pas se permettre la moindre critique de l’Etat. Voilà une pensée tout à fait rassurante pour les libertés publiques. Et cela dit beaucoup de la logique en place au sommet de l’Etat. On se rappelle que notre président trouvait les Français trop ingrats, on se rappelle que notre ministre de l’Intérieur a menacé la Ligue des droits de l’homme d’un retrait des subventions, voilà que ce sont les artistes qui sont sommés d’exprimer leur reconnaissance au Roi, sans quoi celui-ci leur coupera les vivres. Ce n’est plus une politique culturelle, c’est de l’argent de poche, du mécénat qui suppose une soumission de l’heureux bénéficiaire de l’aide royale. On savait que la suppression des subventions était l’un des leviers de l’extrême-droite au pouvoir, on voit qu’ils ne sont pas les seuls sur ce terrain-là.

On ne peut donc que remercier Justine Triet d’avoir fait réapparaître miraculeusement la politique à Cannes. En quelques mots, la réalisatrice française a obligé la droite (celle au pouvoir comme celle d’ « opposition ») à montrer sa conception de la culture. Et il faudra soutenir tous les festivals, tous les artistes, tous les acteurs du monde de la culture menacés dans leur liberté d’opposition. Et empêcher par tous les moyens l’avènement de leur projet : un art sans politique, c’est-à-dire la mort de l’art.

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