Quand on parle d’habitués de longue date du festival, Ken Loach tient une part de choix dans la liste des happy fews ayant leur place réservée en quasi permanence sur la Croisette. A 86 ans, le doyen de la compétition (devançant de trois ans le jeune et fringant Marco Bellocchio) honore cette année sa quinzième sélection cannoise, lui qui fait partie du cercle très fermé des doubles palmés aux côtés de Francis Ford Coppola, Shohei Imamura, Bille August, Emir Kusturica, des frères Dardenne, de Michael Haneke et de… Ruben Östlund, président du jury de cette édition 2023. De quoi déjà alimenter toutes les discussions les plus endiablées sur la possible tentation de voir le cinéaste suédois saquer son homologue britannique pour l’empêcher de passer devant lui dans la hiérarchie historique des Palmes.
Pas trop de souci à se faire normalement pour le lauréat de l’an dernier avec Sans filtre, cela fait bien longtemps que le cinéma de Ken Loach n’a plus trop les atours d’une Palme d’or. Ce constat, ironiquement, peut être lié à la deuxième Palme récoltée par Loach en 2016. Au terme d’un palmarès absolument calamiteux mené par George Miller, Moi, Daniel Blake, possiblement le pire film de la carrière du vénérable anglais, repartait avec la récompense majeure sous les yeux médusés des critiques sur place. Trois ans plus tard, Sorry we missed you, charge sur la paupérisation du travail à l’ère des GAFA (le film vise ostensiblement l’empire Amazon), passait entre les murs du Grand Théâtre Lumière dans une indifférence polie avant de repartir bredouille.
Comme à chaque long-métrage depuis Jimmy’s Hall en 2014, Ken Loach annonce sa retraite du cinéma de fiction à chaque nouveau long-métrage (une promesse auquel il aurait sans doute dû se tenir), et ce The Old Oak ne fait guère exception. Ce Vieux Chêne, c’est le nom du pub local d’une bourgade du nord-est de l’Angleterre, une ancienne ville minière ravagée comme tant d’autres par la fermeture des mines, le traumatisme de l’ère Thatcher et l’exode rural massif. Ce village où les familles ne cessent de se paupériser voit un jour de 2016 arriver un bus de familles de migrants syriens, fuyant leur pays dévasté par la guerre. Parmi ces familles, on retrouve celle de Yara (Ebla Mari), qui ne quitte jamais son appareil photo. Sur place, l’accueil des réfugiés est des plus tendus. Face à la colère de certains habitants, TJ Ballantyne (Dave Turner), gérant du Old Oak, va prendre la jeune femme sous son aile et organiser la solidarité sur place pour aider ces familles arrachées à leur terre natale, mais aussi les enfants défavorisés de la ville. Et ce quitte à se mettre à dos ses plus proches amis et fidèles clients du pub, qui voient d’un mauvais œil l’implantation d’étrangers dans “leur” village.
Très vite, on comprend bien que l’on est en territoire connu dans le cinéma récent de Ken Loach et de son univers politique totalement manichéen, non que ce soit en soi un défaut, particulièrement dans les temps de relativisme dans lequel nous vivons. Mais si les intentions de The Old Oak restent nobles, elles sont également un frein à la dramaturgie du film, avec ses personnages monolithiquement assignés à un camp et une vertu morale ou non, bien que Ken Loach et son comparse de toujours Paul Laverty essayent bien de brouiller les pistes de temps à autres. Leur scénario, toujours aussi programmatique, n’existe que pour s’engager vers une direction connue d’avance, souvent sans trop se soucier de leurs personnages. Un des choix scénaristiques du film, que l’on ne dévoilera pas évidemment, symbolise les ratés d’écriture d’un duo qui semble avoir perdu ce qui faisait le sel de leur cinéma militant : un choix misérabiliste et doloriste particulièrement violent et surtout totalement gratuit, qui ne sert qu’à alourdir la barque du passif du pauvre TJ, un mec pas mauvais bougre et déjà bien esquinté par la vie.
Après avoir mis une bonne vingtaine de minutes à se remettre de ce choix d’écriture particulièrement navrant, The Old Oak parvient par moments à raccrocher les wagons. Certes, son message politique n’est pas d’une inventivité folle, mais en essayant de lier le destin des mineurs sacrifiés par le libéralisme thatchérien à celui des autres laissés pour compte du monde actuel, le cinéaste tente de se replier sur une forme d’utopie naïve, à l’image d’un autre cinéaste de gauche de la compétition en la personne de Nanni Moretti : le cinéma.
Car en dépit de tous les tics agaçants de l’écriture loachienne contemporaine, qui semble de plus en plus déphasée et incapable de se matérialiser à l’écran, The Old Oak marque une certaine progression qualitative par rapport aux deux derniers films du réalisateur. Il y a définitivement un peu plus de cinéma dans ce film, notamment parce que Loach parvient à réinvestir de vrais décors, comme ce pub à deux salles presque labyrinthique où l’on peut tout cacher (sa mémoire comme sa honte) et tout réinvestir. Cela ne suffit pas à faire de The Old Oak un candidat à quoi que ce soit au palmarès d’une édition dont l’homogénéité qualitative se situe bien au-dessus de ce que peut proposer ce film trop programmatique pour convaincre. Mais au moins cela nous permet de nous dire que si enfin Ken Loach se décide à raccrocher les crampons, ce film fera une porte de sortie plus honorable que les précédents.
The Old Oak de Ken Loach (Compétition officielle) avec Dave Turner, Ebla Mari, Debbie Honeywood, date de sortie dans les salles françaises encore inconnue