L’épée sauvage : sur le Talon de Conan

Dans un royaume lointain, le roi Cromwell convoite le territoire du roi Richard, comme quoi l’adage sur le jardin du voisin est aussi valable chez les 1%. Pour se débarrasser de lui, il fait appel à la magie noire d’un sorcier défunt et va le cueillir dans sa tombe. Le roi Richard périt des mains de Cromwell, bientôt suivi de sa femme et le tout sous les yeux de leur fils, le prince Talon. Onze ans plus tard, le prince revient se venger…

Comment expliquer le succès fou de cette production de cinéma bis de 1982 ? C’est la première réalisation d’Albert Pyun, mais aussi le dernier film du le couple de producteurs Brandon et Marianne Chase, qui rapportera à l’époque plus de 40 millions de dollars malgré un budget d’à peine 1,5 millions. Pour vous donner une idée, la même année The Thing -le chef d’oeuvre de la carrière de John Carpenter -se plantera magistralement au box office, rapportant à peine 19 millions. Aujourd’hui encore, malgré un accueil critique plutôt mitigé à l’époque, L’épée sauvage bénéficie d’un statut surprenant de film culte.

Surprenant parce qu’il faut bien l’avouer, le tout est plus souvent ridicule qu’autre chose. Le scénario est monstrueusement compliqué pour pas grand chose, les décors ne feront illusion que pour les myopes qui auront égaré leurs lunettes, et certaines idées de mise en scène comme cette épée à trois lames qui peut être propulsée sur les ennemis comme une sorte de… Fusil à lames ? Sont difficiles à regarder sans second degré.

Il faut cependant reconnaître que le film sait être charmant quand il le veut. À ce titre, les passages les plus réussis sont ceux qui lorgnent vers ce qu’on appelle la dark fantasy et qui justement rappelleront des beaux souvenirs aux fans du Berserk de Miura. Toute la séquence d’introduction où le sorcier est tiré de sa sépulture notamment est bluffante avec ces visages humains tous collés ensemble pour former son cercueil, et une scène de transformation bien gore à la fin du film suffit à motiver un visionnage. À cela, il faut ajouter certaines scènes de combat particulièrement dynamiques malgré l’abus de gros plans cache-misères, un montage plutôt inspiré et surtout une musique orchestrale totalement dingue composée par le britannique David Whitaker et interprétée par 80 (!!!) musiciens.

Mais tout ceci ne permet pas non plus d’expliquer le succès surprise du film. Pour mieux le comprendre, rien de mieux que les bonus de l’édition Carlotta qui vient d’arriver chez nous, quelques mois seulement après le décès du réalisateur Albert Pyun. En effet, quelques interviews disponibles sur la galette permettent de mieux comprendre la production de L’Épée sauvage, son côté patchwork de plusieurs influences, ainsi que son succès évident.

Albert Pyun n’est pas vraiment le genre de nom qu’on entend en école de cinéma. Originaire de Hawaï, le cinéaste a fait des pieds et des mains pour arriver jusqu’à Hollywood après une carrière de monteur dans son pays (et une formation auprès de Toshiro Mifune, pour les lecteurs qui sont avides de trivia en tout genre) et se faire sa place parmi les étoiles. Malheureusement pour lui, il était quasi impossible de se faire entendre par les studios et bien des portes lui furent claquées au nez. Jusqu’en 1981 où, encouragé par le succès du film Excalibur de John Boorman et la mise en branle du projet Conan le Barbare, Pyun se met en tête de vendre un film de fantasy épique et grandiose, alors appelé Cold Steel et qui deviendra L’épée sauvage. Armé d’un storyboard complet du film en couleur (on en voit des images dans les bonus de l’édition Carlotta), d’accessoires et d’effets gores prévus pour le film, le cinéaste réussit enfin à avoir sa chance. Il va pouvoir produire un film de fantasy sombre et inspiré, en piochant dans tout ce qu’il apprécie et notamment dans le cinéma japonais.

Seule scène de Richard Moll en méchant sorcier puisque les effets ont fait fondre ses lentilles et il a dû subir une opération des yeux pour s’en remettre… Les risques du métier

Albert Pyun doit entièrement sa carrière à l’économie bien particulière du cinéma de genre qui se met en branle à Hollywood dans ces années-là. Des petites boites de productions comme Group 1, qui a financé L’épée sauvage, observent ce qui a bien marché chez les majors et vont en produire des copies avec trois bouts de ficelle. Une approche très efficace dont le maître est Roger Corman, et qui est une manière pour des aspirants cinéastes de pouvoir réaliser leurs rêves de grandes fresques épiques à la marge de Hollywood… En les revoyant bien sûr à la baisse.

Car L’Épée sauvage et son petit 1,5 millions de dollars de budget n’ont évidemment pas de quoi concurrencer le film de John Boorman, et encore moins le Conan le Barbare de John Milius… Et dans ce genre de production qui nécessite une certaine grandiloquence pour transmettre l’énergie virile et puissante qu’elle souhaite dégager, le manque de moyens affecte très vite le rendu final.

Mais peu importe pour le producteur Brandon Chase, car il a su profiter de la sortie de Conan pour surfer sur sa vague marketing et attirer un public en salles qui s’impatientait de découvrir le John Milius. Comme le précise Pyun dans l’interview disponible sur l’édition vidéo, le film sort avant l’essor de la VHS et à un moment où les cinémas rechignent de plus en plus à programmer du porno. Car oui, un des arguments de vente principaux de L’Épée sauvage est son érotisme ! En plus des nombreuses scènes où le grand héros musclé et couvert de sueur parle de la taille de son membre avec des jolies femmes, on a droit à tout un passage avec des concubines poitrines nues pour zéro raison. Le film joue sur les fantasmes bien connus de la fantasy sans la moindre honte, et ce au grand désespoir du réalisateur Albert Pyun !

Car dans les fameux entretiens du DVD, on apprend que c’est Brandon Chase qui a insisté pour accentuer le côté softcore porn pour attirer un public en salles, allant même jusqu’à se disputer avec Pyun qui avait refusé de demander aux actrices de se dénuder alors qu’elles n’avaient pas été engagées pour cela. Selon le réalisateur, il perdra ensuite le montage du film suite à cette dispute et le tournage fut globalement un cauchemar pour tout le monde. Pour lui, qui avait été formé au Japon où l’intégrité professionnelle sur un tournage dépasse l’entendement (comprenez par là que selon lui on devrait tout sacrifier pour la réussite du film, son temps et son argent), ce genre de démarches n’avait pas de sens. Pyun accuse même le monteur d’avoir voulu lui voler sa place de réalisateur… Ce qui est confirmé à demi-mot dans une interview de ce même monteur ! Ce dernier s’attribue en grande partie le succès du film dans cet entretien, et parle de Pyun avec une certaine condescendance qu’on perçoit aisément. Quand le réalisateur explique qu’il est persuadé d’avoir subi du racisme au cours de sa carrière hollywoodienne, on voit assez directement ce dont il parle.

Albert Pyun a tout de même eu une longue carrière de réalisateur dans le cinéma bis (pour ne pas dire dans le nanar, même si c’est globalement le cas) après cela, et est surtout connu pour le film Cyborg qui met en scène Jean Claude Van Damme. Encore aujourd’hui, de nombreux cinéphiles adeptes du septième art fauché et un peu ridicule pensent à lui avec une affection sincère, et si lui n’était pas spécialement fier du résultat final de L’Épée sauvage, il aura pu se consoler en constatant que tous les meilleurs passages du film (les éléments de gore et de dark fantasy) lui sont dûs.

L’épée sauvage, un film d’Albert Pyun sorti en 1982, et ressorti chez Carlotta le 4 avril 2023.

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