Séries Mania 2023 : Aux frontières du réel

Au terme d’une semaine de compétition, de projections et autres masterclasses publiques, la cinquième édition lilloise du festival Séries Mania a rendu son verdict ce vendredi dans les murs du Nouveau Siècle. La consécration majeure du palmarès très touffu de la manifestation est venue couronner la série iranienne The Actor, première série du pays jamais sélectionnée à Séries Mania. Une série à infusion lente, au format dense presque ressurgi d’un autre temps (un pilote de 68 minutes et 26 épisodes de 52 minutes prévus), mais dont le ton et le fond politique ont su convaincre le jury présidé par Lisa Joy (showrunner de Westworld). Chronique des combines de deux frères acteurs au chômage qui décident de devenir acteurs de service chargés de jouer des scénarios du quotidien pour des clients dans le besoin. 

Réflexion sur la place de l’art dans la société iranienne portée notamment par Navid Mohammadzadeh, acteur aperçu dans les films de Saeed Roustaee (La loi de Téhéran, Leïla et ses frères), The Actor est aussi une déclaration politique forte. Pas étonnant dans ces conditions que le discours de remerciement des producteurs de la série, qui eut un mot de soutien pour la lutte des femmes iraniennes contre le régime des mollahs, ait été chaleureusement applaudi. Une manière de boucler la boucle, le festival s’étant ouvert sur l’apparition remarquée de Nicole Ansari, actrice germano-iranienne par ailleurs épouse de Brian Cox, sur le tapis mauve de Séries Mania, arborant une écharpe brodée du slogan “Femme, liberté, vie”.

Au risque de récompenser parfois certaines séries d’un niveau pas toujours folichon par rapport au reste de la concurrence (la très classique comédie Aspergirl, le thriller d’anticipation écolo un peu mou du genou The Fortress), les différents jurys ont ostensiblement joué la carte du politique en récompensant de nombreuses créations et de nombreux rôles à causes. La lutte contre le cancer par le sacre de Clémentine Célarié pour la série de TF1 Les Randonneuses (l’occasion d’un discours foutraque et émouvant de l’actrice ayant elle-même été atteinte d’un cancer de colon en 2019). La question de la fin de vie des enfants malades par le prix attribué au toujours génial Michael Sheen dans la nouvelle création de Jack Thorne Best Interests. Ou encore le passé sombre des puissances occidentales vis-à-vis de leurs minorités autochtones, sujet du très mérité prix du public, la canadienne Little Bird. Même la politique au sens le plus direct du terme a trouvé son chemin jusqu’aux récompenses, le Grand Prix de la compétition française ayant récompensé la sympathique comédie Sous contrôle d’Arte et ses intrigues de Pieds Nickelés du Quai d’Orsay.

Difficile d’échapper à l’actualité politique quelle qu’elle soit dans un festival qui s’est tenu dans le contexte politique que tout le monde connaît. A trois reprises au cours des sept jours de l’événement, Séries Mania a vu la contestation politique s’inviter dans le paysage. Dimanche dernier, une vingtaine de manifestants ont perturbé la rencontre entre Pierre Haski et Florence Aubenas sur la représentation de la guerre dans la série. Le lendemain midi, un cortège s’est invité à la remise du prix Vidocq de la meilleure série policière (dont le jury est en partie constitué de magistrats et figures de la police) pour mettre en lumière la question des violences policières qui perce enfin, bien que trop timidement, hors des cercles militants pour s’inviter dans le débat public. Et enfin, fait divers largement relaté et exagéré par certains médias pourtant même pas sur place, le Marcia Cross-gate. A l’issue de sa masterclass mardi, l’interprète de Bree van de Kamp a dû être mise à l’abri à cause d’un cortège de manifestants spontanés venus s’inviter aux abords du tapis mauve au lendemain du non-vote de la motion de censure transpartisane du gouvernement Borne.

Autant de signes de crispation sociétale qui ne sont qu’autant de marqueurs qu’un festival résolument ouvert au public comme Séries Mania ne peut évidemment être exempt des mouvements qui ont agité le pays ces dernières semaines. Loin d’être un signe de chienlit, ces manifestations viennent aussi rappeler la force symbolique d’un média aussi populaire sur la Zeitgeist, l’esprit des temps. Accepter la part que peuvent jouer les séries, comme tout autre forme d’expression artistique, dans les questions de représentation, de lutte contre les inégalités et les discriminations ou pour le devoir de mémoire, c’est aussi devoir accepter quand celles-ci se mettent au service d’un système de plus en plus rejeté par la population. Dans ce cadre, l’intervention menée dans le cadre du prix Vidocq revêt un caractère particulier. Il ne s’agit bien sûr pas de dire qu’une manifestation comme Séries Mania déroule le tapis rouge aux flics, et il faut par ailleurs saluer la très bonne gestion d’ensemble du festival et de sa présidente Laurence Herzberg, qui a offert aux opposants la possibilité d’utiliser leur tribune pour faire passer leur message sans rétribution des services de sécurité. Le souvenir funeste des derniers César, où une militante écologique fut embarquée manu militari pendant une coupure réseau sous le regard goguenard de tous, est encore malheureusement bien présent.

Pour revenir à l’épisode du prix Vidocq, la question de l’omniprésence, voire de l’omnipotence des fictions policières dans les grilles de chaînes télé, à plus forte raison dans un pays aussi friand du genre que ne l’est la France, est un sujet de questionnement international depuis longtemps déjà. Caricaturé par ses détracteurs en des sujets aussi réducteurs du “Faut-il empailler vivant le chien policier de la Pat’Patrouille?”, ce débat n’en est pas moins légitime. A l’heure où réseaux sociaux et mêmes chaînes d’info en continu déversent d’incessantes images d’exactions policières partout en France, où les faits de gloire de la BRAV-M ranime le spectre glaçant des voltigeurs ayant conduit à la mort de Malik Oussekine (au coeur de l’excellente série de Disney+), difficile de ne pas comprendre certains pour qui l’image de la police dans la fiction française ne relève pas encore d’une certaine dissonance cognitive. Ce débat, la télévision américaine l’a eu au moment de l’affaire George Floyd, s’étendant jusqu’aux flics les plus aimés du public comme ceux de Brooklyn Nine-Nine. En France, où Séries Mania s’est ouvert par l’annonce de la future adaptation américaine de la dernière success story des audiences françaises, HPI, la fiction policière reste un monde encore imperméable à ces questionnements sociaux, épargné du racisme systémique, des défaillances dans les luttes contre les violences sexuelles, voire étranger à toute crise budgétaire dans les commissariats.

Les séries policières n’en sont que l’exemple le plus éclatant, mais l’agitation générale qui a entouré cette édition 2023 ne fait que prouver que c’est aussi par les écrans que peuvent s’exprimer les revendications d’une société. Et dans ce contexte, en tant que festivalier accrédité, c’est toujours une satisfaction particulière de savoir qu’en dépit du cadre privilégié dans lequel on évolue pendant une semaine, à se nourrir de chouettes séries que l’on ne pourra pour la moitié jamais suivre en France, nous n’évoluons pas à côté mais au milieu du monde et de ses mouvements. Et de se dire que oui, peut-être, la révolution sera télévisée.

Palmarès complet de Séries Mania 2023

Compétition internationale

Grand Prix Séries Mania : The Actor (Iran)

Prix du meilleur acteur : Michael Sheen pour Best Interests (Royaume-Uni)

Prix de la meilleure actrice : Margot Bancilhon pour De Grâce (France)

Prix du scénario : The Fortress (Norvège)

Compétition française

Prix de la meilleure série française : Sous Contrôle (ARTE)

Prix du meilleur acteur, Carel Brown pour Aspergirl (OCS)

Prix de la meilleure actrice : Clémentine Célarié pour Les randonneuses (TF1)

Prix SACD de la meilleure bande originale : Maud Geffray et Rebekah Warrior pour Split (France TV)

Panorama international

Prix de la meilleure série du Panorama international : Blackwater (Suède)

Prix de la meilleure réalisation : Ernestro Contreras pour Tengo que Morir todas las noches (Mexique)

Prix du meilleur acteur : Eran Naim pour Innermost (Israël)

Prix de la meilleure actrice : Rotem Sela & Gal Melka pour A Body that works (Israël)

Prix des étudiants : Funny Woman (Royaume-Uni)

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Prix de la Nuit des Comédies : Rictus (France)

Prix de la Compétition Formats courts : Autodefensa (Espagne)

Prix du Public : Little Bird (Canada)

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