The Eternal Daughter : Tildeux Swinton

Julie, la cinquantaine, emmène sa mère Rosalind dans un hôtel reclus et entouré de brume où elle a passé de nombreuses vacances dans sa jeunesse. Julie est cinéaste et voudrait faire un film sur sa mère ; mais ce lieu étrange et hors du temps semble bien mystérieux…

Il n’y a pas si longtemps, on ne connaissait pas vraiment Joanna Hogg chez Cinématraque. La carrière de cette réalisatrice britannique, qui a signé un premier long métrage en 2007 intitulé Unrelated après une carrière honorable à la télévision, est longtemps restée plutôt confidentielle, même si on ne doute pas que les plus vadrouilleurs des festivaliers suivaient déjà sa carrière avec attention. Heureusement pour elle (et pour nous), Martin Scorsese AKA le saint patron du cinéma international avait vu Unrelated et contacté Joanna Hogg pour qu’ils collaborent sur de futurs projets, fasciné par son approche esthétique et narrative qui ne ressemble pas à ce que lui connaît et maîtrise.

Voilà alors que l’homme qui voulait du bien aux cinéphiles se place dans le rôle de producteur exécutif et aide la réalisatrice à avoir une meilleure visibilité dans le monde du cinéma. La suite on la connaît : l’excellent dyptique The Souvenir, dans lequel elle explore sa jeunesse amoureuse ainsi que la création de son premier court-métrage, est diffusé au festival de Cannes puis distribué en France par Condor. Son film suivant, The Eternal Daughter, bénéficie toujours du même distributeur et de la présence de Martin Scorsese à la production.

C’est le sixième film de sa réalisatrice, et le premier à aller vers un cinéma plus grand public. Elle y va en marchant très lentement et sans aller jusqu’au bout du chemin, mais l’ancrage dans le genre du gothique, savamment exploité et détourné ici, lui donne une saveur et une lisibilité qui lui permettra peut-être de gagner le cœur de nouveaux cinéphiles.

Car nous sommes bien dans du gothique dans The Eternal Daughter. Dans du fantastique aussi, c’est-à-dire à la lisière entre le réel et le fantasmé, puisqu’au fur et à mesure des nuits passées dans l’hôtel, Julie perçoit des choses étranges au milieu de la routine répétitive qui rythme la demeure. Une dame qui l’observe à la fenêtre par exemple…

Ce brouillard permanent, cette absence caractéristique du moindre rayon de soleil fait douter le spectateur et l’installe dans un flou existentiel permanent. Quelle heure est-il ? Depuis combien de jours Julie et Rosalind sont-elles dans cet hôtel ? Petit à petit, Joanna Hogg nous enferme avec elles dans les vieux murs et la décoration désuète de cet endroit, dont le seul ancrage dans un univers quelque peu matériel et contemporain est la réceptionniste, délicieusement saoulée par son travail. The Eternal Daughter, comme son titre l’indique, fait de Julie la fille éternelle de sa mère, vieillissante mais enfermée dans ce lieu empli de souvenirs figés. Tout s’arrête ici en somme, le temps retient son souffle.

Même l’espace visuel est habité par ce flou existentiel du fantastique, puisqu’il est impossible de comprendre la géographie de l’hôtel. On passe d’une pièce à une autre comme d’un tableau à un autre sans jamais clarifier comment le passage d’un endroit à un autre est possible, et les nombreux plans d’escaliers entre les différents étages ne font qu’ajouter à la confusion ambiante. L’explication pour tout cela, si l’on penche vers le côté rationnel du fantastique, est bien sûr l’ancrage dans le souvenir des personnages. Ce qui est d’ailleurs souligné par l’utilisation nouvelle (pour la cinéaste, qui n’en est pas coutumière) et récurrente des gros plans d’objets en inserts dans le film, comme pour donner matière tactile à ce qui persiste, ce qui résiste à l’oubli dans nos esprits.

Souvenir, un mot essentiel pour Joanna Hogg puisqu’il a servi de titre à sa réalisation la plus personnelle et célébrée à ce jour, dans lequel Honor Swinton Byrne jouait le rôle de la jeune Joanna pas encore réalisatrice. Vous avez reconnu le nom Swinton, évidemment, et pensé à Tilda Swinton, muse de Joanna Hogg depuis son court-métrage Caprice réalisé en 1986. Honor est sa fille, et Tilda jouait sa mère dans The Souvenir. Dans The Eternal Daughter elle joue à la fois mère et fille. Julie et Rosalind. Et cerise sur le gâteau, comment s’appelle l’alter ego de Hogg dans The Souvenir ? #Toutestlié

L’argument « Tilda Swinton en double » est évidemment très pertinent en termes de marketing cinéma ; les acteurs et actrices qui jouent plusieurs rôles dans une seule et même œuvre, ça fait toujours son petit effet ! Mais l’intelligence de Joanna Hogg est de ne pas abuser des effets de style déjà démodés qui mettent les deux personnages dans le même cadre (« Wow trop impressionnant c’est deux fois la même personne mais dans le même plan », absolument personne en 2023) mais au contraire de les séparer constamment. Empêcher leur coexistence dans le même plan permet de faire totalement exister Rosalind autant que Julie, jusqu’à une ouverture de cette grammaire filmique dans le dénouement que je ne révélerai pas ici, parce que j’ai encore une race.

C’est sans doute pour cela que The Eternal Daughter fonctionne si bien. Pas parce que son atmosphère gothique et oppressante est réussie, et si bien soulignée par des extraits de musique classique orchestrale qui eux-mêmes ont cette qualité atemporelle dont on parlait plus haut, pas parce qu’on s’extasie devant la performance d’une actrice capable d’incarner deux rôles bien distincts à l’image, non. Tous ces éléments ne font plutôt que souligner la véritable force du film, c’est-à-dire l’écriture de ses personnages. Les deux Tilda, la fille Julie et la mère Rosalind, sont riches et entières. Pleines de failles, de doutes, de crispations qui composent leur relation même.

Et ce n’est qu’à travers de petits détails que l’on comprend tout ça ; sur un refus de dîner avec un cousin, ou sur les choix de nourriture pour le déjeuner, Joanna Hogg donne véritablement vie à ces deux femmes, jusqu’à saisir ce que met en scène réellement le film : la page blanche. Le « writer’s block » comme on le dit dans sa langue à elle, ce moment où l’artiste n’arrive pas à accoucher de ses idées sur le papier. Il faut comprendre le film comme une tentative de Julie de sortir de blocage et d’enfin réussir à parler véritablement de sa mère ; la montrer tout en acceptant l’absence.

The Eternal Daughter, un film de Joanna Hogg. Au cinéma le 22/03/2023

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1 thought on “The Eternal Daughter : Tildeux Swinton

  1. Très bon article sur ce film magnifique. Je n’avais pas tant retenu le thème du syndrome de la page blanche, et pourtant c’est vrai qu’il est au croisement des clefs du film.

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