Mercredi 15 juin, troisième jour du festival d’Annecy. Sur le papier, ça devait être pour moi la journée la plus intense, avec pas moins de six séances entre dix heures du matin et minuit. Spoiler alert : c’était finalement la journée de l’abandon, tellement la chaleur et la fatigue étaient intenses. Que la climatisation du Pathé d’Annecy reçoive toute ma bénédiction, tant son rôle aura été important dans ma survie tout au long de la semaine.
Je me suis donc replié sur deux films : Nayola et Les Secrets de mon Père. Je ne sais pas si mon inconscient essaie de me dire quelque chose, puisqu’ils sont tous deux des récits de guerre. Le premier met en scène trois femmes angolaises de générations différentes face à l’histoire de leur pays, d’abord marquée par la guerre ayant menée à l’indépendance, puis par la guerre civile et les mouvements révolutionnaires. Le second est adapté de la bande dessinée de Michel Kichka, 2e génération : ce que je n’ai pas dit à mon père. Ou quand, après la Shoah, un père de famille a voulu préserver le plus possible ses fils de l’horreur qu’il a vécue, tout en cherchant malgré tout à honorer le devoir de mémoire en témoignant publiquement.
L’autre événement de la journée, c’était le méga show à l’américaine de Netflix. La plateforme au « N » rouge se pose quasiment comme le sauveur de l’animation, bien décidée à présenter une grande partie de ses projets en cours de production. Avec, en figure de proue, le fameux Pinocchio en stop motion réalisé par Guillermo del Toro. Une présentation largement attendue et un peu redoutée, quand on sait que de l’autre côté, Netflix en a profité pour annuler pas mal de projets animés ces derniers temps…
Nayola : la révolution coule dans nos veines ?
Présenté en compétition officielle, Nayola s’est imposé comme l’un des films chocs de cette édition ce malgré ses quelques faiblesses. Il met en scène trois générations de femmes marquées par la guerre sur deux temporalités différentes (les années 1990 et les années 2010). Une grand-mère (Lelena), sa fille (Nayola) et sa petite-fille (Yara). Nayola a abandonné sa famille en quête de son mari disparu pendant la guerre… mais elle ne revient pas auprès des siens. Des années plus tard, Yara est devenue une jeune chanteuse de rap subversive, traquée par les soldats. Un soir, quand un individu masqué se présente chez sa grand-mère, sa vie bascule…
La plus belle trouvaille de Nayola est son esthétique : les techniques d’animation employées varient d’une période historique à l’autre. Les années 90, marquées par d’intenses scènes de violence, marquent par leurs tons pastels. Ils soulignent les ombres, les explosions, les fumées, toute manifestation de la guerre à l’écran. Mais aussi les paysages, qui sont ici les divers champs de batailles. Une ville en ruine, des étendues montagneuses ou désertiques, des champs jonchés de cadavre… Lorsqu’on arrive vingt ans plus tard, on découvre les villes, des paysages plus carrés, des dessins plus précis, réalistes. Et les personnages ne sont plus aussi « plats » que dans l’autre temporalité : ils gagnent en profondeur et donnent l’impression de voir des modèles en 3D. On verra principalement l’intérieur de la maison de Lelena et Yara, plongé dans la pénombre et menacé par les fuites d’eau. Le temps a passé, mais la noirceur est toujours là.
Ce qui est dommage, c’est que le film perd peu à peu son rythme entre ces deux fameuses temporalités. On pense que l’on verra de façon assez équilibrée comment mère et fille ont toutes deux combattus, chacun de leur façon, pour faire changer leur pays. L’une avec les armes, l’autre par la chanson. C’est pourtant le récit de Nayola qui prendra le dessus (on s’en doute un peu, vu le titre), faisant traîner en longueur les scènes de rencontre avec l’individu masqué dans l’autre temporalité. Pour autant, les scènes de guerre contenues dans le film de José Miguel Ribeiro sont extrêmement saisissantes. Elles prennent la boule au ventre et n’édulcorent pas la violence. Une preuve, s’il en fallait encore, que l’animation s’adresse bel et bien à tous les publics.
Nayola, réalisé par José Miguel Ribeiro. Avec les voix de Ciomara Morais et Angelo Torres. Sortie en France le 8 mars 2023.
Quand Netflix se la joue sauveur de l’animation
Cette année, le TOUDOUM était dans la place. Une grande première pour Netflix dans son histoire au Festival d’Annecy. Si la plateforme a déjà tenu plusieurs conférences au Marché du film d’animation par le passé ou montré plusieurs de ses productions, elle n’avait encore jamais foulé la grande scène de Bonlieu pour tenir un véritable « showcase » à la hauteur de ce que peut réserver, comme quasiment chaque année, les studios Disney ou DreamWorks. Un événement présenté par Peter Debruge, Chief Film Critic chez nos confrères américains de Variety, avec pleins de fiches estampillées Netflix et des discours calibrés à la seconde près sur des prompteurs.
Pour commencer, le réalisateur Chris Williams a chauffé la salle avec un extrait du film Le Monstre des Mers, projeté plus tard dans la journée dans la même salle. Se sont ensuite succédées plusieurs featurettes et behind the scenes (oui, on parle angliche aussi ici, y’a quoi) d’équipes là sans être là mais très heureuses de dire à quel point leurs projets sont super, que l’animation est un domaine magnifique et plein de libertés, et qu’ils sont SUPER HEUREUX de bosser chez Netflix parce qu’ils sont SUPER LIBRES.
Henry Sellick a présenté son travail avec Jordan Peele et Keegan Michael-Key sur Wendell & Wild, un truc en stop motion qui a l’air plutôt rigolo. Wendy Rogers a présenté son premier film en tant que réalisatrice, The Magician’s Elephant, comme un projet ultra différent de ce qu’on a l’habitude de voir, alors que les premières images donnent justement l’impression d’avoir tout le contraire : un truc qu’on a déjà vu ailleurs. On avait un peu de peine pour Nora Twomey, venue présenter son nouveau film Le Dragon de mon Père, qui a pourtant l’air extrêmement joli. La réalisatrice semblait peu à l’aise avec l’exercice du discours ultra millimétré et chronométré. Mais ici, on a vraiment (vraiment) vraiment adoré Parvana, alors on attend avec impatience de voir ce film-là.
Il y a eu des moments assez surréalistes, comme l’arrivée sur scène de Kid Cudi pour balancer la date de sortie d’Entergalactic (le 30 septembre), ou des réalisateurs de Nimona, Nick Bruno et Troy Quane, parvenu à sauver leur projet de la disparition des studios Blue Sky. Des trucs cools, comme la présentation des séries My Dad The Bounty Hunter (en plus, c’est produit par des français) et Spirit Rangers. Mais le moment le plus WTF (et bien évidemment gardé pour la fin par Netflix, sachant pertinemment qu’il s’agit de leur plus grande star), c’était l’arrivée triomphale de Guillermo del Toro venu présenter son Pinocchio.
Le réalisateur est introduit par un message vidéo de Ted Sarandos qui parle de son collègue ET ami (sympa pour les autres qui n’ont pas droit à cette délicate attention). Une fois sur scène, et comme à son habitude, Guillermo envoie valser les conventions : le prompteur, il s’en fout. Les gros mots, il s’en fout. D’où sa phrase « l’animation n’est pas un putain de genre ». Le contenu que Netflix voulait ou ne voulait pas montrer ? Il s’en fout aussi. Il voulait à tout prix montrer un trailer non terminé plutôt qu’un behind the scenes qu’il juge hypocrite, puisqu’il donne l’impression que tout le monde sait ce qu’il fait sur le tournage alors que c’est le bordel et qu’ils sont tous en train de rusher pour finir le film. S’il vous plaît, soyez sympas, soyez comme Guillermo del Toro. Et en quelques minutes de film à peine, il enterre déjà profondément le trailer du Pinocchio Disney+-esque de Zemeckis, en nous montrant un Gepetto complètement en gueule de bois, bien décidé à se remettre une mine dès son réveil. Il veut nous faire voir que ses personnages ont des failles, ont des problèmes, et s’il faut multiplier les étapes dans l’animation d’un personnage pour ça, et bien tant pis. Soyez honnêtes, soyez comme Guillermo.
Et n’annulez pas plein de trucs en animation que vous aviez pourtant prévu de faire/renouvelé pour vous la jouer sauveur du médium la semaine suivante. Ça fait tâche, quand même.
Les Secrets de mon Père : faut-il taire l’histoire ?
Présenté en séance événement, Les Secrets de mon Père est un projet qui a longuement animé la réalisatrice Véra Belmont, qui signe sa première incursion dans l’animation. Elle voulait réaliser un film à propos du traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale, tout en trouvant une position qui n’enfermerait pas le spectateur dans le pathos. En évitant, aussi, de le plonger directement dans l’horreur : la réalisatrice ne voulait pas tourner dans les camps. La bande dessinée 2e génération de Michel Kichka lui est apparue comme un support particulièrement pertinent. L’auteur y raconte son enfance et celle de son frère Charly, dans les années 60. Les deux enfants tentent de percer les mystères de leur père Henri, survivant des camps d’Auschwitz, mais ce dernier ne veut rien leur dire. Tel est le dilemme du père : faut-il cacher l’horreur qu’il a traversée à ses enfants, ou bien tout leur révéler ? Est-ce une honte ? Un aveu de faiblesse ?
Pour les enfants, ces secrets cachent inévitablement quelque chose de grandiose. Leur esprit s’imagine toutes sortes d’aventures. Le bureau du père devient son théâtre d’opérations. Mais on ne le voit que très peu, puisque les enfants n’ont pas le droit de s’y rendre. Ils observent l’intérieur par le trou d’une serrure, par la fenêtre… À chaque fois que Michel et Charly pensent en apprendre plus sur ce que leur père a vécu (le nom des camps, le tatouage…), un décalage constant s’installe : on cherche à dédramatiser ce qui s’est passé pour préserver cette nouvelle génération de l’horreur.
Or, le film entretient le paradoxe qui marque la relation entre Henri et ses enfants, qui s’éloignent un peu plus à chaque instant. S’il ne veut pas leur dire la vérité, il est de plus en plus investi publiquement en faveur du devoir de mémoire. Il témoigne, se déplace, devient une figure publique. Ce qui se dessine, c’est l’histoire d’un père qui a peut-être oublié comment l’être.
Pour Véra Belmont, l’animation était la meilleure manière de prendre du recul sur la Seconde Guerre Mondiale et d’immiscer de l’humour dans ce récit familial difficile. Ça marche très bien, mais aussi parce que cela permet au film de faire naître et évoluer Michel Kichka en tant que dessinateur, jusqu’à ce que son parcours lui permette de renouer avec son passé. Une belle surprise à découvrir en salles dès la fin de l’année.
Les Secrets de mon Père, réalisé par Vera Belmont. Avec les voix de Michèle Bernier, Jacques Gamblin, Arthur Dupont, Esteban Oertli et Gabin Guenoun. Sortie en salles françaises le 21 septembre 2022.