L’informaticien et la pianiste
Nous sommes en 1999. L’émérite James Lipton accueille Steven Spielberg dans sa célèbre émission Inside the Actors Studio. Alors qu’ils discutent tranquillement, une remarque inattendue prend au dépourvu le cinéaste américain responsable des Dents de la Mer, d’E.T, ou encore de Jurassic Park : Lipton souligne le fait que dans Rencontres du Troisième Type, la communication avec les extraterrestres passe par un mélange d’informatique et de musique. Or son père Arnold Spielberg était informaticien, et sa mère Leah pianiste. La vidéo de cette entrevue est encore célèbre aujourd’hui : l’air sérieux et concentré de Steven Spielberg s’efface en un instant, et alors que ses yeux s’illuminent derrière ses lunettes rondes, un immense sourire vient s’installer sur son visage. Il confesse ne l’avoir jamais réalisé avant, et pourtant c’était l’évidence même.
Nous sommes toujours en 1999, et Steven Spielberg évoque pour la première fois l’envie de réaliser un film sur ses parents. En 2022, son long-métrage autobiographique et testament voit finalement le jour, après être passé d’un projet écrit par sa sœur Anne à une longue gestation accompagnée par le scénariste Tony Kushner. Ce dernier est le collaborateur le plus essentiel de Spielberg depuis maintenant vingt ans. Par souci de pudeur, comme James Gray au même moment ou presque avec son Armageddon Time, Steven Spielberg change les noms mais raconte sans presque rien inventer autant son enfance que la relation si particulière qu’entretenaient ses deux parents, ici interprétés par Michelle Williams et Paul Dano.
Il est difficile de savoir si la conversation avec James Lipton a directement influencé le réalisateur dans la création de son dernier long-métrage en date, mais il est tout aussi difficile de ne pas y penser devant la première scène du film. Un très jeune Sammy Fabelman/Steven Spielberg est entouré de ses deux parents (et filmé à sa hauteur) pour sa première séance de cinéma et a besoin d’être rassuré avant d’entrer dans la salle. Son père Burt/Arnold tente de l’apaiser en parlant comme un scientifique, et lui explique comment la projection fonctionne et l’illusion du mouvement créée par le défilement en 24 images par seconde. Un mouvement de caméra nous fait basculer vers Mitzi/Leah qui s’exprime quant à elle comme une artiste : « les films sont des rêves que l’on n’oublie jamais« . En quelques secondes de cinéma on comprend à quel point les deux parents sont différents ; comme ils se complètent et comme ils ont sûrement aussi beaucoup de mal à se comprendre. Il est rare de voir au cinéma des portraits aussi justes, nuancés et touchants que ceux des parents Fabelman… Qui soudain sont placés sous les feux des projecteurs, dans la chaude lumière de l’amour de leur fils désormais adulte.
L’écran en Grand Large du Grand Rex à côté de ça, c’est de la daube
Et la lumière fut
Cette lumière, qui est la matière qui fait le cinéma (dans le noir, personne ne vous entendra filmer) est un personnage à part entière. Pas seulement ici mais dans toute sa filmographie : derrière la porte de la maison dans Rencontres du troisième type, ou encore au delà de la colline où la bataille fait rage dans La Guerre des Mondes, cette lumière appelle une fascination sans limites, c’est-à-dire la potentielle perte de soi.
Parce que Steven Spielberg dirige sa caméra vers son propre passé et sa famille, il souligne un double regard qui le rapproche d’un autre de ces très nombreux films semi-autobiographiques du moment : Aftersun de Charlotte Wells. En effet le cinéaste conjugue le regard de son double Sammy, incapable souvent de comprendre les problèmes de ses parents, avec le sien d’aujourd’hui, de vieil homme et artiste aguerri qui cherche à réussir sa dramaturgie pour, simplement, réussir son film.
La séance de cinéma, mentionnée plus haut, et notamment une scène de train, est un véritable traumatisme pour le petit Sam (et ce fut le cas aussi pour Steven Spielberg, qui n’aura de cesse de faire référence à cette séquence du film de Cecil B. Demille, au point même de la mettre dans une télé dans La Guerre des Mondes… sorti au moment où il avait commencé à travailler sur The Fabelmans avec Tony Kushner). C’est suite à cela qu’il commence à réaliser dans sa chambre avec sa première caméra et un train électrique un remake de cette même scène. Par besoin d’exorciser sa peur, il se doit d’apprivoiser la lumière et de la posséder, l’enfermer au creux de ses mains… Ainsi le jeune Sammy découvre le pouvoir du cinéma et l’explore durant le reste de son adolescence, conforté dans ses envies de vie bohème par sa mère et réprimé par son père.
Dans son monde où tout lui échappe, où il ne parvient pas toujours à trouver sa place, Sammy a enfin trouvé quelque chose qu’il peut contrôler, qu’il peut dompter. Qui combine l’esprit pragmatique et technique de son père et la créativité de sa mère. Un nouveau pouvoir où il sera démiurge, capable de raconter des histoires et contrôler de par sa créativité inouïe chaque élément du cadre pour mieux manipuler à son tour les sentiments de ses spectateurs. Dont la première spectatrice, Mitzi.
Spielberg lui-même a souvent appelé ses plans inondés de lumière arrivant par les fenêtres et autres ouvertures la « God Light ».
Le triomphe de la volonté
Ce pouvoir magique est autant une bénédiction qu’un poison. On a souvent reproché à Steven Spielberg d’être un grand naïf incapable de tout cynisme et de recul critique, mais rien n’est moins vrai. Au contraire, si quelqu’un a bien conscience du potentiel terrifiant que peuvent avoir des images percutantes, c’est bien lui. Trois moments ressortent particulièrement dans The Fabelmans à ce sujet, et ce sont sans aucun doute les plus beaux passages du film.
Il y a d’abord cette séquence où Sammy monte un film de leurs vacances en famille dans sa chambre et découvre qu’il a capturé une passion qu’il n’aurait pas voulu voir entre sa mère Mitzi et Bennie Lowertz (Seth Rogen, parfait), le meilleur ami de son père. Le jeune adolescent manipule la bobine sur sa station de montage et entre ses mains, les actes se répètent à l’infini, et il détient alors un objet artistique capable de détruire la relation entre ses parents. Faut-il laisser cela dans les chutes sur le « cutting room floor » ou bien le garder dans le final cut ? Il n’est pas si simple d’avoir le regard omniscient et divin du réalisateur tout puissant.
La deuxième séquence fait directement écho à cela, puisqu’il s’agit de l’annonce aux enfants de la séparation des Fabelmans. Alors que l’heure est aux larmes et à la colère, Sammy s’aperçoit dans le miroir du salon avec sa caméra, s’imaginant soudain prendre de la distance et capturer le moment pour son authenticité. Une pensée fugace qu’il semble rejeter rapidement, repensant aux mots de son grand-oncle qui apparaît dans le film comme un mauvais présage le condamnant à sacrifier sa vie pour l’art. Tout ceci signifie bien que Spielberg comprend qu’il y a quelque chose de pervers et de voyeur dans le cinéma, d’intrusif et d’indélicat. Il a parfaitement conscience du pouvoir qu’ont les images et des dangers moraux qui entourent la vie d’un artiste voulant commenter le monde.
La troisième et dernière séquence, qui montre la toute puissance d’un cinéaste tel que Spielberg, concerne un autre film de commande a priori banal, non pas familial cette fois-ci : il s’agit du Spring Break de son nouveau lycée californien. Petit nouveau et juif par dessus le marché, impossible pour lui d’échapper aux foudres des grands sportifs taillés comme des dieux qui voient en lui une parfaite victime. Dans le film des vacances du lycée, le petit juif décide alors de filmer ses ennemis. Il en ridiculise un, le montrant plus pathétique que tout, et en transforme un autre en héros aryen sans commune mesure. Soudain, le petit réalisateur juif se prend pour la terrible propagandiste nazie Leni Riefenstahl et offre à cet autre lycée le cadeau le plus empoisonné de tous : un double de cinéma plus sublime qu’il ne pourra jamais l’être. Cette séquence est une des plus folles, renversantes et cataclysmiques de toute la filmographie de Spielberg. En quelques plans, par le montage et l’écriture du mouvement dans le cadre, il raconte plus de choses que n’importe qui d’autre. Bien sûr qu’il comprend qu’être un bon cinéaste a quelque chose de terrifiant : il n’y en a pas beaucoup qui sont à son niveau…
« LA-SI-SOL-SOL-RÉ… »
Si le succès populaire a été immédiat pour Steven Spielberg, qui n’a que 22 ans lorsqu’il signe un contrat de réalisation avec Universal et 27 quand il explose le box office avec Jaws, on lui a souvent reproché lors de sa première partie de carrière de ne faire qu’un cinéma aux jolies images mais sans fond, et ce notamment en France . Ce sont d’ailleurs des mots que j’ai pu entendre lors d’une projection presse de The Fabelmans, de la part de critiques plus âgés qui lui reconnaissaient quand même d’avoir fait « un bon film sérieux avec La liste de Schindler« , et de faire « de jolies images (…) Mais il n’est tout de même pas Kubrick. Même si les Dents de la Mer était divertissant. »
Évidemment que Steven Spielberg fait bien plus que montrer de belles images. La thématique principale qui parcourt son cinéma sous toutes ces formes est une question : comment communiquer ? Ses personnages sont en quête identitaire permanente, c’est-à-dire en quête d’expression personnelle. The Fabelmans arrive comme la confirmation de tout cela, en venant illustrer à travers le personnage de Sammy tous les traumatismes des personnages des autres films du cinéaste. La séparation des parents, le ressentiment envers un père absent, le traumatisme de l’être aimé éloigné… On connaissait déjà tout de l’histoire de The Fabelmans en ayant vu E.T, Indiana Jones 3 ou encore Catch me if you can. Ce nouveau film est pour le réalisateur ce qui se rapprocherait le plus d’un full frontal, d’une mise à nu. Le voilà désormais libéré des artifices et des masques que les genres cinématographiques ont pu lui procurer, un acte impudique comme il en est rarement capable ; autant en profiter.
Aussi Sammy va pouvoir dissimuler dans son film de guerre un hommage à son grand-père décédé, parce que c’est comme ça qu’il sait s’exprimer et pas autrement ; une lettre écrite à sa famille avec un traveling arrière qui touchera en plein cœur celles et ceux capables de voir le cinéma là où il se trouve. C’est-à-dire dans le cadre et non dans les mots.
L’un des nombreux moments du film où j’ai fait monter les actions en bourse de Kleenex à force d’essuyer ma morve de fanzouze émotif
Cinéma d’auteurs au pluriel
Si The Fabelmans a de quoi être magnifique sans la lecture biographique, force est de constater qu’il est difficile de la mettre de côté tant elle est la colonne vertébrale qui fait tenir le récit. Il est même surprenant pour un cinéaste aussi direct et visuel que Spielberg de le voir se laisser aller au méta réflexif, en allant plus loin que la simple citation. C’est-à-dire qu’en offrant sa vie à ses collaborateurs et camarades artistes, il leur donne à tous une possibilité de raconter un peu leur propre histoire à travers la sienne.
La musique classique du piano de Mitzi/Leah se mélange avec celle des mains toujours agiles de John Williams, le partenaire le plus fidèle de Steven Spielberg, ce qui permet d’inscrire le compositeur de manière définitive dans la lignée de ses ancêtres. La plume de Tony Kushner donne à Sammy une énergie queer qui ressemble probablement plus au dramaturge dans sa jeunesse qu’au réalisateur, ce qui était déjà présent dans leur film précédent West Side Story. Enfin il faut mentionner le choix tout sauf anodin de David Lynch pour incarner John Ford ; le réalisateur de Mulholland Drive et Twin Peaks a construit son cinéma sur les mythologies devenues désincarnées du vieil Hollywood, et voilà que Spielberg lui propose de l’inscrire dans une parenté avec celui qui a défini l’Amérique en tant qu’image de cinéma.
Une lettre d’amour au cinéma ?
The Fabelmans parle beaucoup du septième art, mais c’en est presque accidentel. Spielberg ne témoigne pas ici d’un attachement particulier aux cinéastes qui l’ont précédé – en dehors de John Ford éventuellement – et ne montre pas non plus comment la magie de l’industrie cinématographique a révolutionné sa vie. Bien au contraire, il montre qu’il était surtout totalement incapable de vivre la moindre seconde sa vie différemment.
Beaucoup moins qu’une lettre d’amour au cinéma, The Fabelmans est donc plus proche d’une lettre d’excuse. Une manière de dire : je suis désolé, mais je ne sais pas m’exprimer autrement qu’avec une caméra.
The Fabelmans, un film de Steven Spielberg co-écrit avec Tony Kushner, mis en lumière par Januz Kaminski et édité par Michael Kahn et Sarah Broshar, avec une musique de John Williams. Avec Michelle Williams, Paul Dano, Seth Rogen et Gabriel LaBelle. Au cinéma le 22 février 2023.
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