Le Détroit de la Faim : chef d’œuvre méconnu du cinéma japonais

Nous sommes en 1947 dans la région de Hokkaido. Alors qu’un typhon fait rage, trois hommes profitent du déchaînement de la nature pour fuir avec un petit pactole dérobé à un couple qu’ils ont assassiné. Le lendemain du typhon, alors qu’on repêche les corps tristement noyés dans cette catastrophe, l’inspecteur Yumikasa s’interroge sur deux des cadavres qui ne lui semblent pas être comme les autres… Et sur ce couple assassiné. Et si un des trois bandits avait profité de la situation pour se débarrasser de ses complices et fuir avec tout l’argent volé ? Voilà le point de départ du film Le Détroit de la Faim, qui explore sur une période de dix années l’Histoire et les petits gens d’un pays transformé par la Seconde Guerre mondiale et une nouvelle ère.

Rédecouvrir Tomu Uchida

La jeune cinéphilie française ces dernières années a beaucoup de chance. Grâce à des éditeurs comme Carlotta, on peut redécouvrir en vidéo des œuvres et des artistes trop souvent mis de côté en dehors de cycles et festivals qui nécessitent d’être au bon endroit au bon moment. C’est notamment ainsi que nous avons pu écrire de nombreux articles sur Masahiro Shinoda, ou sur la carrière de réalisatrice de Kinuyo Tanaka.

Le Détroit de la Faim, édité donc par Carlotta Films également*, est signé d’un de ces réalisateurs dont le nom n’est pas sur toutes les lèvres et qui pourtant mériteraient plus de reconnaissance hors Japon — en effet ce film a été cité par une revue nippone prestigieuse comme le 3ème plus grand film jamais réalisé par un cinéaste du pays. Il convient donc de s’interroger sur tout ça, c’est-à-dire se demander en quoi le film a pu être si marquant, et également pourquoi il n’a pas connu un plus grand succès à l’international.

La réponse à la deuxième question est assez simple : Tomu Uchida n’est pas un cinéaste qui a bénéficié d’une grande exposition en dehors de son pays. Il a pourtant une carrière très impressionnante qui commence dans le cinéma muet et s’étend jusqu’en1970, pour un total de plus de soixante-dix réalisations — dont un paquet de jidai geki (films en costume), soit le genre le plus prestigieux qui soit. Uchida connaît donc tous les changements de paradigmes majeurs de l’industrie cinéma japonaise, en passant par la guerre et l’occupation américaine qui suivit, à une exception près, particulièrement intéressante à la vue du sujet du film qui nous intéresse ici. En effet, Uchida est fait prisonnier en Chine en 1940, alors qu’il s’était installé en Mandchourie pour y réaliser des films (pour mieux comprendre l’occupation de la Mandchourie par le Japon et l’extrême nationalisme qui a pu habiter des gens comme Uchida à cette période, il faut bien évidemment voir Les Amants Sacrifiés de Kiyoshi Kurosawa). Il ne revient au Japon qu’en 1953, influencé par le communisme et la pensée de Mao ; il découvre alors son pays misérable et défiguré par la défaite, et il bascule politiquement vers la gauche. Quand on arrive enfin à Le détroit de la faim en 1965, qu’il adapte d’un roman-feuilleton, le cinéaste sait qu’il va pouvoir montrer frontalement tout le mal qui ronge la société japonaise.

Cinéma-fleuve

Si Le Détroit de la Faim marque autant le public et la critique au Japon, c’est parce que sur ses trois heures de film, il tente de survoler toute la société de cette période charnière ; l’affaire policière n’étant au final qu’un prétexte pour mieux s’immiscer dans la vie de personnages plus ou moins désœuvrés dans un pays en reconstruction. Cela se comprend dès la scène d’ouverture, puisqu’en mêlant une catastrophe naturelle à un meurtre/vol, Uchida ancre l’acte humain dans la nature également. Il est bien connu que le Japon n’est que rarement épargné par les humeurs destructrices de la planète, ainsi le réalisateur semble associer l’acte criminel à quelque chose d’inévitable en 1947, où les hommes seraient prêts à tout pour échapper à la misère.

On suit beaucoup de personnages sur ces dix années, mais il y en a surtout trois qui nous intéressent. L’inspecteur de police Yumisaka déjà (Junzaburo Ban, pas très connu et à la filmographie relativement courte mais qui est excellent de bout en bout dans le film), qui s’engouffre dans cette affaire, ne voit pas le monde changer autour de lui au point de perdre totalement pied. Bien sûr, on a le criminel en fuite, Takichi Inukai (Rentaro Mikuni, incroyable acteur qui a joué dans plus de 170 films), qui se transforme totalement dans la dernière partie du récit où on le retrouve sous une fausse identité, riche homme d’affaires ayant soigneusement œuvré à dissimuler son passé. On a enfin la vie d’une pauvre prostituée nommée Yae Sugito, qui abrite le criminel Takichi Inukai pendant sa fuite et qui le considère comme son sauveur puisqu’après une nuit d’amour passionnel, il lui laisse une énorme somme d’argent lui permettant de peut-être changer de vie.

C’est la partie du film où on suit Yae Sugito (Sachiko Hidari, plus connue ici pour son rôle dans La femme insecte) qui est la plus réussie. C’est la plus impitoyable, la plus tendre aussi, où on voyage à travers elle des prostituées de Mizoguchi aux femmes désœuvrées de Kinuyo Tanaka après l’interdiction de pratiquer leur profession dans les années 50. Difficile de ne pas éprouver d’empathie pour cette femme qui rêve d’une vie meilleure et qui se prend à rêver des retrouvailles avec son amant d’une nuit en jouant avec tout ce qu’elle a pu garder de lui : un ongle coupé qu’elle conserve dans un mouchoir. Il y a du ridicule dans ces scènes où elle se caresse avec cette petite griffe bien sûr, mais aussi une tristesse et une beauté irrésistibles.

La modernité d’un cinéaste vétéran

Il paraît presque insensé qu’un cinéaste de l’âge d’Uchida réalise ce film en 1965. Pour un homme de plus de soixante ans qui a commencé dans le muet, il n’a absolument aucune envie de s’enfermer dans un quelconque académisme et s’inspire de tout ce qu’il y a de moderne pour filmer sa grande fresque visant à relancer l’industrie cinématographique japonaise. Puisant dans le côté guérilla des cinémas indépendants comme celui de la Nouvelle Vague française, il emprunte le style de la caméra épaule et la propulse au plus près des comédiens, passant des plans larges aux gros plans avec une fébrilité renversante. C’est cette virtuosité de la caméra qui permet également le plan le plus beau du film, suivant Yae à travers la ville et la foule en plongée, mettant en scène en quelques secondes la modernité envahissant immédiatement le pays.

Le détroit de la faim est également un film foncièrement bouddhiste en ce sens qu’il s’interroge sur la souffrance des hommes. Cette dernière est essentielle à toute vie, naît dans les désirs et la convoitise, et ne peut être éradiquée qu’en se libérant de cette avidité cupide. Pour représenter la mystique de cette philosophie de manière visuelle, Uchida fait encore une fois preuve d’une inventivité surprenante : il manipule la pellicule et inverse les couleurs de la bobine signifiant directement par le langage cinéma que le karma est à l’œuvre.

Il est donc facile de comprendre pourquoi le film a tant marqué la société japonaise, et également pourquoi il n’a pas eu tant d’impact à l’étranger : sa spécificité le rend extrêmement pertinent, encore faut-il être capable de prendre la mesure de ce qu’il raconte.

Le détroit de la faim, un film de Tomu Uchida sorti en 1965.

*A noter que le film a été édité en 2007 par Wild Side Video en DVD, mais qu’il est depuis longtemps indisponible ! C’est une histoire de cycles, la cinéphilie.

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