Dès son premier plan, Aftersun de Charlotte Wells donne à voir les regards qui perdureront tout le film. Calum, un jeune papa, est filmé comme une silhouette spectrale par sa fille, Sophie, qui tente tant bien que mal de le faire parler et de le voir. Une enfant qui scrute son environnement, un homme qui veut disparaître du sien, voilà les deux quêtes qui vont se confronter tout au long de ce magnifique premier long-métrage. Aftersun suit les vacances de Calum et Sophie en Turquie, un pitch d’apparence simple qui se fait le vecteur d’une mise en scène brillante, d’une poésie constante, d’une recherche bouleversante de sentiments. Comme son titre l’indique, l’œuvre ne parle pas du présent mais de l’après, elle cherche à prévenir les blessures et conséquences du soleil, pour n’en garder que la chaleur et le bonheur.
Charlotte Wells impressionne immédiatement avec des choix esthétiques audacieux, jouant sur le décalage. En quelques minutes on saisit que les silences pourront être longs et que le personnage de Calum, pourtant central, sera toujours de côté, car la réalisation adopte radicalement la vision floue et tronquée des souvenirs : le véritable point de vue du film est celui d’une Sophie adulte qui cherche à récupérer les fragments de son père. Mais que ce soit dans les images filmées avec la caméra de vacances ou dans les cadres adoptés par Charlotte Wells, Calum n’est jamais réellement bien là, toujours de dos, en reflet, éloigné, trop grand pour une taille d’enfant, trop contradictoire. Le plus beau plan du film, et probablement déjà l’un des plus puissants de l’année 2023, est un simple plan fixe qui cadre un miroir, une pile de livres, une télévision. D’abord des images issues de la caméra, filmées par Sophie, s’affichent sur l’écran jusqu’à ce que son père lui demande d’arrêter pour répondre à une simple question : « Qu’est-ce que tu voulais faire quand tu avais 11 ans ? » On ne saura jamais exactement ce que Calum voulait faire, mais à sa pudeur, à son refus d’inscrire réellement ça sur une petite cassette, on saisit qu’il n’a pas réussi. Il va pourtant confier là une histoire malheureuse de son enfance et lui, tout comme sa fille, ne seront que des reflets très sombres dans la télévision. Ainsi, le souvenir sans le support physique est moins structuré, moins clair, mais il parvient à s’inscrire faiblement sur un écran, comme un film de la mémoire – le cinéma exploite toujours à merveille son propre medium pour raviver souvenirs et fantômes. C’est par des idées fortes comme celle-ci que Charlotte Wells s’impose déjà comme une réalisatrice aussi humble que courageuse.
Aftersun est aussi, et dans le meilleur sens du terme, un film bizarre. Sophie et Calum sont des êtres qui ne sont pas en phase avec l’environnement dans lequel ils se meuvent. Pour Calum, on reconnaît très vite un homme fauché, qui s’accroche désespérément à sa fille comme pilier, qui fait parfois des folies, juste par fierté – comme s’acheter un tapis hors de prix –, qui risque discrètement sa vie en voulant sans cesse s’engloutir dans le silence, le noir et le mouvement de la mer. Pour Sophie, le film prend des airs de teen-movie. Jeune fille queer, qui ne nage pas très bien, on la voit essayer de s’approcher d’adolescent·es plus grand·es mais aussi jouer avec un garçon de son âge : à 11 ans elle est dans cet espace entre enfance et adolescence où on ne sait plus bien si l’on veut jouer ou draguer, où les garçons et les filles deviennent des êtres que l’on veut frôler. L’acmé de cette bizarrerie se ressent lors d’une scène de karaoké sur « Losing my religion » où Sophie est désespérément seule sur scène : elle chante très mal, elle semble esseulée comme une enfant perdue cherchant le regard de son père qui lui a une honte d’adolescent et refuse d’être vu – le tout avec des paroles qui évoquent évidemment la situation. Ses étranges personnages se comprennent juste quand ils se plongent dans leur extravagance ensemble, en dansant, en méditant, en s’étalant de la boue, en se faisant des blagues au bord d’une piscine. C’est lorsqu’on le voit sourire avec sa fille que Calum est enfin montré, éclatant.
(Attention le paragraphe suivant peut apparaître comme un spoil, si vous n’avez pas vu le film, je vous conseille de sauter immédiatement au dernier) Si la caméra cherche sans cesse à voir Calum c’est parce qu’elle épouse le point de vue d’une Sophie adulte qui sait désormais que cet été était le dernier avec son père, qui, on le comprend subtilement, a mis fin à ses jours peu de temps après. Le thème de la dépression est en filigrane durant tout le long-métrage, traité sans aucune lourdeur et retranscrivant avec brio l’incompréhension des proches et aussi, parfois, l’absence véritables de signes. Vers la fin du film, il y a un magnifique fondu enchaîné qui illustre sublimement le sentiment de Sophie qui n’a pas su, ne pouvait pas savoir et ne pouvait, évidemment, pas s’imaginer. C’est l’anniversaire de Calum, et Sophie demande aux autres touristes de chanter une chanson pour son papa à son signal. Lorsque la surprise se déclenche, Calum est en haut de gradins et est filmé en contre-plongée, sa silhouette se découpant dans un ciel bleu. En fondu apparaît alors le plan suivant : lui assis de dos dans une chambre, et son corps debout s’imprime dans son dos courbé.
De cet anniversaire, Sophie garde cette image de son père qu’elle adore, grandi en contre plongée mais aussi déjà très loin, commençant à devenir invisible dans le contre-jour et l’éther. Mais a posteriori, l’image du souvenir idéal pour elle est inoculée par ce qui a pu suivre et elle comprend que lorsqu’elle le voyait, il n’était pas heureux. De dos, sanglotant durant de très longues secondes, Calum est représenté comme une sorte de masse triste, sans visage, un monstre de malheur, et Sophie, ne l’ayant jamais vu pleurer, est incapable d’imaginer ses yeux en larmes. La caméra effectue ensuite un mouvement vers une carte postale qu’on s’imagine être une lettre de suicide, qui dit à Sophie qu’il l’aimera toujours. Épousant la psyché de Sophie, dans ce qu’elle voit effectivement ou dans ce qu’elle peut s’imaginer, le plan ne peut que se terminer sur cette lettre, la dernière chose matérielle qu’elle a venant de son père. Ce film est aussi une quête du pourquoi. Or, avec la dépression il n’y a parfois aucune explication, et la chose qu’il faut garder c’est peut-être cette lettre d’amour. Ces deux plans, cet effet de montage, préparent parfaitement au climax terrassant, entre monde imaginaire et réalité.
La clef d’Aftersun de Charlotte Wells est peut-être dans le regard des gens qui nous aiment, dans la manière dont ils ont pris soin de nous. Tout le film emprunte les yeux d’une enfant qui n’arrive pas, par son âge, son immaturité, à comprendre son père et ses vacances. In fine, elle se rend compte que le plus important est le regard qu’il portait sur elle, la manière dont il la filmait avec la caméra, la preuve qu’il l’a toujours aimé. Aftersun reconnaît que l’on n’arrive jamais à entièrement voir nos proches, mais il illustre surtout l’idée que nos prunelles pleines d’amour sont ce que l’on peut donner de plus précieux.
Aftersun de Charlotte Wells, en salles depuis le 22 janvier