Moonage Daydream : Rebel Rebel (mais pas trop)

Après Elvis, une autre icône de la pop culture moderne se retrouve en gros plan en 2022 : David Bowie, le caméléon aux mille pseudos, qui nous a quittés en 2016. Son parcours incroyable n’est pas synonyme de chef d’œuvre à l’écran. S’il a joué de son vivant dans des films cultes, Stardust, son biopic sorti en 2020, a été aussi mal accueilli par la critique que par le public, et a même été désavoué par les ayants droits du chanteur. Brett Morgen s’en est-il mieux tiré avec ce documentaire diffusé en avant-première au festival de Cannes ?

Son projet, déjà, a été pleinement soutenu et adoubé par les héritiers de Bowie, qui ont donné au réalisateur libre accès à ses archives personnelles. Cette opportunité fait la principale richesse du film, avec une profusion de sources rares, portraits photos, interviews, concerts de toutes les décennies, et des images d’une qualité qu’on n’avait pu voir que dans l’exposition conçue par le Victoria and Albert Museum en 2013 (David Bowie Is, qui a fait l’ouverture de la Philharmonie de Paris en 2015). Conscient de sa chance, Brett Morgen a choisi de faire la part belle au trésor inestimable qui lui a été confié, dédaignant toute autre voix off que celle de Bowie lui-même, rejetant toute visée encyclopédique pour s’approcher d’un ton autofictionnel, comme si l’artiste lui-même avait pu choisir de compiler cette somme de sa carrière et de ses intentions. Morgen proscrit les procédés typiques du documentaire, voix off, sous-titres explicatifs, interviews de musicologues et de témoins ; à la place, il agrège les archives de Bowie à des milliers d’autres images d’archives, extraits d’autres films, de journaux télévisés, d’abstractions colorées, dans un montage frénétique, avec saturation et guitares à fond. Le collage de centaines de sources picturales et cinématographiques fonctionne parfaitement pour rendre l’ambiance de l’époque, l’évolution des mœurs de son audience et le corpus de créativité dans laquelle l’artiste a puisé, le tout sans jamais avoir à passer par un banal renseignement historique prononcé d’un ton docte par un expert en culture populaire américaine, de type “En 1981, Ronald Reagan est au pouvoir…”, ce qui ne serait certes pas très rock and roll. Les excès du montage, que ce soit au niveau du son, de la cadence ou des couleurs, sont un peu abrutissants mais rendent l’effet vraisemblablement recherché par le réalisateur : celui d’un vertige psychédélique, d’une plongée dans le subconscient de Bowie lui-même.

Amibe Bowie

Quand il s’agit d’un documentaire sur une célébrité, c’est une réussite d’éviter l’effet “page Wikipédia animée”, mais c’est également là où le bât blesse. Si l’on sait peu de choses de David Bowie en entrant dans la salle, il est possible d’en ressortir non seulement avec des lacunes, mais avec une idée erronée de certains aspects de sa vie. Difficile de retracer 50 ans de carrière en un film, certes ; pourtant sur les deux heures et vingt minutes que dure Moonage Daydream, beaucoup de répétitions et de redites – dans les extraits présentés eux-mêmes, qui reviennent souvent plus d’une fois, et dans le sillon creusé inlassablement du génie béat qui touche à l’illumination à travers l’art. Par contre, zéro mention d’aucune drogue, et c’est un comble pour un film qui essaie très fort de donner l’impression d’être un trip sous acide. Même sans recourir à une interview de proche inquiet ou un exposé moralisateur des abus de l’époque, n’était-il pas possible de placer un flash de poudre, l’éclat d’une seringue, entre deux taches de couleurs ? Quitte à avoir inclus des extraits du Chien Andalou, de Blade Runner ou Johnny Mnemonic, était-ce inenvisageable de trouver des scènes où des personnages se droguent et de les inclure dans le montage – sans aller jusqu’à Scarface ou Requiem for a Dream, un simple clin d’œil aux épices dans le Dune de David Lynch aurait tout à fait trouvé sa place ici, ne serait-ce que parce que Bowie a joué dans Twin Peaks – Fire Walk with Me… Mais non ! Le David Bowie de Brett Morgen est high on life, high on art, mais certainement pas accro à diverses substances pendant quasi toutes les années 70. Le film pâtit de cette omission : le montage semble attribuer l’abandon des paillettes, des tenues extravagantes, des personas et des expérimentations les plus radicales du chanteur à sa simple maturation, et au passage inévitable de l’underground au mainstream – un phénomène clé, évidemment, mais qui peine à justifier à lui seul un tel revirement, à expliquer les quêtes spirituelles, les voyages incognito, les interviews contradictoires, et on ressent comme un flou dans le documentaire à ce moment pivot. 

C’est que le Bowie des années 80 est un survivant, ses séjours aux Etats-Unis puis en Allemagne l’ont laissé exsangue et, au plus fort de ses addictions, il pesait 45 kilos. Son personnage du Thin White Duke est à peine évoqué dans le film, et pour cause : comment le dépeindre sans parler de drogues, et des fumeuses élucubrations sur les nazis qu’elles ont suscitées de la part du chanteur ? De même, on le voit collaborer avec Brian Eno, mais aucune mention n’est faite d’Iggy Pop, dont l’influence a été tout autant décisive mais sûrement plus délétère (et vice-versa, la rumeur veut que Bowie lui aurait apporté de la cocaïne en cure de désintoxication). Ces excès sont pourtant de notoriété publique, Bowie lui-même en a parlé à plusieurs reprises ; ils sont aussi éclairants pour comprendre son succès, au diapason de l’époque, et sa personnalité, en tant que leviers qui ont nourri avant de mettre en péril son processus créatif. Alors, pourquoi n’en voit-on pas une trace (…) dans Moonage Daydream ? S’agit-il d’un veto posé par les ayants droits du chanteur ? Ou ne sont-ils simplement pas compatibles avec le portrait fantasmé que veut dresser Brett Morgen ?

David aimait aussi danser la carioca

Bowie l’artiste touche-à-tout, le visionnaire, le marginal surdoué qui réussit tout ce qu’il entreprend et joue lui-même sur le fait d’être un extraterrestre : voilà les facettes qui intéressent le réalisateur, qui ouvre son entreprise de création de mythe sur une citation de Nietzsche et s’évertue à assimiler la trajectoire du chanteur à une forme de religion. On peut argumenter qu’il est impossible de faire un portrait complet, ou réellement fidèle, de tout être humain qui se respecte, mais c’est regrettable d’avoir tout simplement évacué de l’image tout écho de Bowie toxicomane, de Bowie père, de Bowie l’homme d’affaires ambitieux, ou encore du Bowie qui se plante parfois et connaît des passages à vide (d’autant que le réalisateur n’a alors pas d’autre choix pour soutenir sa vision que de survoler la fin des années 90 et le début des années 2000). C’est une démarche un tantinet hypocrite, et finalement bien moins intéressante que la réalité. 

Bowie a certes été révolutionnaire en parlant publiquement de sa bisexualité dès 1972. Mais plutôt que de faire de son coming out une évidence qu’il n’a jamais remise en cause, un signe de son intrépidité loin des atermoiements des sociétés humaines, il aurait été plus juste de montrer qu’il l’avait reniée dans les années 80 avant de nuancer son propos et l’admettre à nouveau dans les années 2000, en évoquant justement les soucis de réputation que son orientation sexuelle et son androgynie avaient pu lui donner (même à lui, superstar acclamée par les foules). Ses partenariats publicitaires, ses tournées dans des stades apparaissent dans Moonage Daydream comme des incohérences dans un parcours d’iconoclaste – et non comme les choix réfléchis, la consécration d’un musicien prêt à tout pour connaître le succès. Le jeune David Jones a harcelé producteurs et managers, changé de groupe à quatre reprises et abandonné son vrai nom pour percer, il a calculé la sortie de son single Space Oddity en fonction de la mission Apollo pour maximiser ses effets et a créé son personnage de Ziggy Stardust en partie pour surfer sur l’engouement des jeunes pour l’espace qu’il a pu déceler à cette occasion ; ces efforts, cette ingéniosité ne sont-ils pas plus impressionnants que le surgissement providentiel qui est la marque des prodiges ? Le documentaire met en exergue sa solitude, les interviews où il avoue ne pas avoir trouvé, ne pas chercher l’amour, avant de montrer son coup de foudre pour Iman dans un diaporama charmant de leur rencontre et mariage en 1992… Sans mentionner qu’il a déjà été marié pendant dix ans à Angela Barnett, entre 1970 et 1980, et qu’il a eu un fils en 1971, le réalisateur Duncan Jones. Si le parti pris était de ne pas évoquer sa vie amoureuse, Iman n’apparaît-elle que parce qu’elle est légataire de feu son mari, et est-il alors honnête d’effacer les autres relations du chanteur à son profit ?

Quitte à avoir choisi une forme qui change des documentaires musicaux traditionnels, c’est dommage d’être retombé dans les travers qu’on y trouve souvent : une vision simpliste, hagiographique, d’un artiste comme démiurge qui déborde de sagesse et d’inspiration, a construit seul et comme par magie une carrière et des œuvres forcément réussies. Bien sûr que c’est tentant, en voyant l’énergie et le talent déployés par Bowie tout au long de sa vie, d’y déceler une destinée prodigieuse, prédéterminée. Est-ce lui rendre justice de le cantonner à ce rôle ? Brett Morgen ne s’est manifestement pas posé la question pour Moonage Daydream. Ce projet reste immanquable pour les fans, grâce à l’émotion suscitée par les extraits d’interviews, l’expérience digne d’être vécue sur grand écran, les exaltantes séquences de concerts. Mais David Bowie a décidément vécu trop de vies pour se conformer aisément à la vision d’un de ses fans.

Moonage Daydream, un film de Brett Morgen. Au cinéma le 21 septembre 2022.

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