« Et moi je rôde, fœtus adulte, plus moderne que n’importe quel moderne » (extrait de Poesia in forma di rosa) écrivait le grand Poète Pier Paolo Pasolini, des vers qui semblent aujourd’hui porter la vérité. À l’occasion de son centième anniversaire, les films du cinéaste ressortent en salle au cours de l’été et les découvrir en 2022 permet de saisir l’intemporalité certaine de son œuvre, et son actualité. Il est bien galvaudé de dire que tel cinéaste classique n’a pas vieilli, mais force est de constater que son cinéma marxiste a encore moins pris la poussière que beaucoup d’autres.
Pour la cinquantième édition du festival du film de la Rochelle, la programmation proposait une rétrospective de l’œuvre de cet artiste complet et c’est ainsi que j’ai pu voir sur grand écran, pour la première fois, un certain nombre de ses films : La Riccotta, Repérages en Palestine pour l’Évangile selon Saint Matthieu, Accattone, Mamma Roma, L’Évangile selon Saint Matthieu, Médée, Théorème et Salò – Les 120 journées de Sodome ; autant d’œuvres qui m’ont marquées, plu et donné envie, alors que je suis bien loin d’être une spécialiste du monsieur, d’en parler.
La rencontre n’a pas été chronologique : j’ai, pour commencer, découvert ce regard italien singulier avec L’Évangile selon Saint Matthieu, son troisième long-métrage et peut-être l’un des meilleurs. Dans celui-ci, les derniers élans d’une esthétique néoréaliste offrent une vision gauchiste d’un texte repris par la bourgeoisie mais pas écrit pour lui. Ses comédiens sont amateurs, son Jésus est un étudiant espagnol syndicaliste, sa vierge Marie, silencieuse, est une femme à qui aucun choix n’est permis. Le film fait du Christ un chasseur de riches et il dénonce indirectement la fortune actuelle des institutions qui n’ont jamais compris la simplicité prônée par le texte. Dans le documentaire que j’ai découvert plus tard sur les repérages pour le tournage, on découvre un Pasolini mécontent des paysages en Israël, dégoûté par la modernité, agacé par la ville et ne trouvant là aucune trace de l’esthétique sacrée et poétique qu’il recherche. Il la trouvera plutôt en Palestine. Le film est paradoxalement adoré par l’Église : Pasolini obtient un prix œcuménique alors qu’un an auparavant il était condamné pour outrage à la religion avec son court-métrage La Ricotta, une comédie hilarante avec Orson Welles (eh oui) qui se moque des réalisateurs et représente de manière grotesque des scènes bibliques. Ici le « Christ » est mis sur la croix par un dieu-cinéaste, est humilié par des acteur·ices stars, et meurt crucifié et, surtout, d’indigestion. Évidemment plus proche du texte canonique, L’Évangile selon Saint Matthieu est à l’acmé de sa beauté lorsqu’il s’en détache, surtout dans son utilisation magnifique des larmes, celles parfois absentes des versets. Les pleurs sont rares mais toujours sublimes et donnent une humanité silencieuse à ses grandes figures dont l’Histoire mythique nous a été mainte fois racontée.
Cette proximité avec les monstres mythologiques réapparaît dans son Médée, sûrement selon moi, son plus grand film, où la femme infanticide devient une figure politique et humanisée qui permet au cinéaste de parler de violences patriarcales et, surtout, coloniales. Dans le rôle principal, la grande Maria Callas, dont la beauté n’a aucun égal, qui trompe toutes les attentes avec une figure presque entièrement muette alors qu’on n’attendait que sa voix. Pour la petite histoire, les films italiens de l’époque étaient toujours doublés en post-prod mais Maria Callas a demandé que ses cris ne le soient pas ; c’est donc bien les siens, déchirants, que l’on perçoit. La direction artistique des costumes est somptueuse et Pasolini, en confrontant le peuple de Médée à celui de Jason, critique à nouveau la modernité, les armes et les villes. Médée, par sa magie, contrôle en un sens le film et permet une fin brusque : lorsqu’elle prononce que « tout est impossible », le mot « fine » (tout en italien, ndlr) apparaît avant même qu’elle ait pu reprendre son souffle. C’est comme si sa force et sa résolution dirigeaient le réalisateur. Loin d’une vision parfois misogyne de ce mythe, le film embrasse la cause d’une femme malmenée et puissante, et il prend un malin plaisir à punir le peuple qui ne voulait que l’or.
Dans Théorème, que j’ai découvert le surlendemain dans une belle projection en pellicule, la classe bourgeoise se trouve être pour la première fois (mais pas la dernière) le sujet direct et les personnages principaux du film. Ici encore, il maintient souvent le silence de façon à créer une ambiance mystique ; car dans les églises on se tait, écrasé par une puissance inconnue et comme les voies de dieu sont impénétrables il ne sert à rien de les entendre. Dans Théorème, une famille bourgeoise découvre le désir, le marxisme ou l’art au contact sexuel d’une sorte d’ange mystique. Tandis que la servante de la famille devient une sainte, les autres se rendent compte que leur existence de classe est vaine, qu’ils ne sont qu’argent et ennui et que dans leur grande maison luxueuse il ne fait pas si bon de vivre. Quatre formes de descentes dans le vice et les enfers et une montée au paradis rythment ce film exigeant, beau et profondément politique.
Le soir-même, je suivais encore Pasolini dans une maison de puissants avec Salò ou les 120 journées de Sodome, le film que l’on redoute tous·tes de voir tant sa réputation d’œuvre ultra violente le précède. Peut-être est-ce étonnamment ce film, pourtant si culte et important dans le cinéma, qui m’a laissée le plus sceptique. Malgré le propos brillant avec la bourgeoisie et le fascisme dépeints en forces destructrices totales, sur le capitalisme qui envahit les corps, sur une sexualité broyée, sur la jeunesse massacrée, la brutalité du tout semble surpasser le message. Sa réputation le prouve un peu : on en parle plus aisément comme un film traumatisant que comme un pamphlet anticapitaliste radical. Il n’empêche que l’œuvre possède une mise en scène fascinante et réussit par la mise à distance de la violence, toujours plus éloignée et jamais voyeuriste, à représenter l’horreur de façon éthique, ce qui fait penser à l’intelligence des films de Michael Haneke sur ce même point, très probablement inspiré par Pasolini. Ce dernier ne veut pas que l’on se galvanise de sa violence, mais plutôt qu’on la condamne en se sentant obligé de la regarder. Malgré tout, l’horreur ambiante ne permet pas une réussite totale de ce projet esthétique en prenant trop de place face au propos – on parle malheureusement trop du pire quand la plus belle scène du film est un simple poing levé qui fait trembler les fascistes. La fin de Salò reste tout de même l’une des choses les plus fortes que j’ai pu voir au cinéma, une entrée fracassante de la douceur mais offerte aux oppresseurs, un quotidien qui soudain existe au milieu de la noirceur la plus pure.
Les deux derniers Pasolini que j’ai pu découvrir sont Accattone et Mamma Roma, ses deux premiers films qui empruntent plus au néoréalisme italien avec leur noir et blanc, leur naturalisme (bien que Pasolini esthétise bien plus qu’un Rossellini) et surtout leur immersion totale auprès de classes plus pauvres, dans ce que l’on appellerait les bas-fonds. Ce qui m’a frappée dans ces films, c’est leur ressemblance avec une nouvelle vague du cinéma japonais émergeant quelques années plus tôt où Nagisa Oshima (Contes cruels de la jeunesse), Masaki Kobayashi (La Rivière noire) ou Yoshishige Yoshida (Bon à rien), entre beaucoup d’autres, s’accrochaient à des petits voyous pour en chercher toute la grâce, le pire des petits truands étant toujours plus noble qu’un bourgeois. Avec Accattone, le réalisateur italien s’intéresse à un maquereau se rendant compte qu’il veut fonder une famille et dans Mamma Roma il suit une prostituée qui veut juste vivre avec son fils. Les deux, bien évidemment, se fracassent dans un escalier invisible bâtit par les écarts de classes. Ils·elles ne sont que très peu en confrontation directe avec les puissants, mais ils·elles sont trop enlisé·es dans leur pauvreté, obligé·es de commettre des gros ou petits larcins, abasourdi·es par le rappel constant des dettes et des gangs leur confirmant qu’ils·elles ne sont pas indépendant·es. Parfois drôles, souvent tragiques, ces deux films créent des figures proches du Christ tant par les parcours que par des symboles (l’enfant de la Mamma Roma se retrouve emprisonné les bras écartés en croix par exemple). On voit là une idée puissante de la part du cinéaste marxiste qui voit le sacré loin de l’argent et loin du capitalisme, dans le martyr, dans la souffrance, dans la pauvreté.
Puis mon voyage au creux de ce cinéma italien brutal, énervé mais aussi infiniment poétique et sublime s’est terminé. J’en ai raté plein, et j’aurai bien l’occasion de les découvrir. En quelques mots après ces longs paragraphes, je peux retenir que Pier Paolo Pasolini a fourni une œuvre provocatrice, onirique et politique, parfois puissamment tragique, parfois extrêmement drôle, avec une mise en scène de temps en temps réaliste, et aussi souvent ultra composée, avec des tableaux et des scènes simples de vie. C’est foisonnant mais politiquement très clair, ça cherche la véritable image de Dieu et ça la trouve dans les oppressés. Ça dérange, ça secoue et c’est surtout un cinéma absolument nécessaire.