Ashkal : les preuves du feu

En 2010 Mohammed Bouazizi s’immole par le feu en Tunisie et déclenche la révolution de jasmin et la fin du régime de Ben Ali. D’autres Tunisiens ont choisi de faire de leur suicide une puissante déclaration politique de colère en suivant son exemple. Le cinéma semble avoir été profondément marqué par ces gestes puisque deux films se déroulant en Tunisie ont choisi d’en parler cette année à Cannes. On a déjà parlé ici d’Harka qui avait choisi de décrire le processus social conduisant à ce geste ultime. Ashkal, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, choisit une toute autre manière de raconter la Tunisie en reprenant les codes du polar.

Tout commence en effet par l’analyse d’un cadavre par deux policiers. Une personne s’est immolée par le feu dans un quartier en construction, mais quelques détails rendent les policiers sceptiques. Une autre victime a en effet été retrouvée dans des circonstances similaires quelques jours auparavant. Leur enquête va permette à Youssef Chebbi, le réalisateur, d’interroger la Tunisie post-révolution. Le choix du quartier qu’il filme n’est pas anodin. Comme le précise un message au début du film, il s’agit d’un quartier pour riches décidé par Ben Ali, à l’abandon pendant la révolution, et dont les travaux sont sur le point de reprendre. Difficile de ne pas y voir le symbole des échecs de la révolution tunisienne qui n’a pas pu faire disparaître tous ses problèmes structurels en se débarrassant de Ben Ali. Chebbi exploite judicieusement la géographie de ces inquiétants chantiers.

Coïncidence intéressante, les deux films tunisiens ont la même idée dans la représentation à l’écran de l’immolation : l’immobilité du corps

Si Ashkal part comme un polar, il s’en écarte très vite de manière assez intelligente. Ce n’est pas sur un meurtrier que les policiers enquêtent, mais sur l’état d’esprit d’un pays tout entier. Le film déborde alors du cadre qu’il a fait semblant d’installer pour s’épancher sur d’autres terrains plus propres à raconter l’indicible, à donner à voir un sentiment diffus qui semble habiter la société tunisienne. Le film ne reste cependant pas purement abstrait. Il mêle habilement à son récit mystérieux, le pragmatisme des enjeux politiques de l’après-révolution. Le sort des policiers qui ont servi sous Ben Ali et qui refusent de payer pour les crimes qu’on leur ordonnait de commettre est un des autres fils rouges du film. Faut-il pardonner ou punir pour tourner la page ? Est-ce en brûlant tout dans un feu supposé purificateur que le pays pourra renaître de ses cendres ? Ashkal réussit à aborder ces sujets complexes avec une certaine subtilité.

Le film souffre toutefois d’un problème de rythme. L’enquête n’en étant pas vraiment une, le scénario peine à justifier les différents agissements des protagonistes et l’on ressent une forme de lassitude dans le ventre mou de son récit. Il aurait peut-être gagné à se simplifier dans ses péripéties ou au contraire à s’étendre à d’autres territoires car il perd en puissance à force de se répéter sur les mêmes figures thématiques.

Néanmoins Ashkal reste un film très réussi et prometteur de la part de ce jeune réalisateur dont on espère qu’il continuera à interroger avec ce regard inspiré l’évolution de son pays.

Ashkal, un film de Youssef Chebbi, avec Fatma Oussaifi et Mohamed Houcine Grayaa

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