Nightmare Alley : le troisième oeil de Guillermo del Toro

Pas de panique, les fans de créatures grotesques et magnifiques du cabinet des curiosités de Del Toro. Pour son premier film depuis la pluie d’Oscars (méritée, n’en déplaise aux rageux qui nous lisent et qu’on embrasse virtuellement parce que gestes barrières) pour The Shape of Water, le réalisateur mexicain revient en grande forme, et avec un faux film noir et vrai film de monstres.

Retour à la source

Le cinéma de Guillermo Del Toro s’inscrit presque intégralement dans une réécriture de l’imaginaire de la première moitié du vingtième siècle. Dans les films de Jacques Tourneur et Val Lewton, dans les textes de l’alchimiste Aleister Crowley, et surtout dans une rupture entre l’ancien monde et le nouveau (industrialisation, prise de puissance des cités urbaines, disparition de la noblesse au profit de la bourgeoisie, montée des fascismes…), on peut trouver toutes ses obsessions sous-jacentes, au delà des monstres qui peuplent son bestiaire, et qu’il a toujours trouvé plus humain que nous. Et rien ne symbolise mieux la synthèse de tous ces éléments que les cirques de freaks.

Cette nouvelle adaptation du roman de William Lindsay Gresham tombe donc sous le sens pour le réalisateur. Publié en 1946 et transposé une première fois au cinéma l’année suivante (avec des libertés, notamment dans la fin, vieil Hollywood oblige), Nightmare Alley raconte l’histoire d’un homme mystérieux nommé Stan Carlisle, qui rejoint un cirque dans le Midwest. Devenu forain et au plus proche de tous les étranges personnages qui incarne les attractions folles (une femme qui peut supporter des doses d’électricité mortelles, un nain, une liseuse de cartes…), nous le suivons dans son ascension et sa chute dans une société pourrie jusqu’à la moelle.

D’abord discret et attentif, Stan se révèle rapidement ambitieux, intelligent et manipulateur ; bien décidé à se sortir de la misère, il n’hésite pas à apprendre de tous pour mieux construire son propre personnage, et bientôt son empire.

La source, c’est ce spectacle forain. Là où le cinéma est né, lors de ses toutes premières projections à la fin du 19ème et au début du 20ème. Le proto septième art grandi sous les chapiteaux et parmi les freaks rebuts de la société qui en faisait le spectacle, faisant de lui-même une bête de foire qui attire les foules. Le cinéaste filme le cirque comme un univers entier coupé du monde, qui attire, par ses lumières et son aura, la populace en demande de sensations fortes.

Évidemment que Del Toro se devait de raconter cette histoire à son tour. La synthèse du cinéma au sein des circassiens monstrueux ressemble à la clé qui permet de déchiffrer tout son cinéma, fait de grotesque, d’artifices et de bêtes qui par leur nature pointent du doigt une société malade. En effet si les forains sont là pour amuser la galerie, Stan comprend bien vite qu’ils ne sont rien de plus que des bouffons hors du monde, des parias qui n’ont d’existence que derrière une vitre, sur une scène… Ou dans son cas – métafilmique – derrière l’écran.

nightmare alley cirque
Chaque plan du film est une merveille, c’en est presque injuste.

Cinéma bicéphale

Nightmare Alley est composé de deux grands actes bien distincts. Le premier s’inscrit presque intégralement dans le monde forain, hors du temps et coupé de tout. C’est là que Del Toro est le plus à l’aise, où ses personnages, de Stan Carlisle (interprété par Bradley Cooper) à la diseuse de bonne aventure Zeena (Toni Collette égale à elle-même c’est-à-dire parfaite) au terrifiant gardien de bête de foire Clem (Willem Dafoe dans un vrai rôle de cinéma) brillent le plus dans l’écriture et leurs incarnations.

Mais lorsque Stan finit par quitter le cirque pour rêver plus grand et exporter les talents qu’il a appris en ville (son départ est amené par une magnifique séquence qui montre le monde forain pour la première fois minuscule et ratatiné), la caméra de Del Toro s’installe en ville pour malheureusement trébucher dans les clichés du film noir (cf. nos articles récents sur le sujet).

En effet l’originalité de la première heure, où l’on sent le réalisateur vraiment dans son élément, est nettement au dessus de la deuxième moitié du film qui ne parvient pas à maintenir la superbe. Sans vraiment être un désastre, on regrette que les clichés du genre, autour des femmes fatales, des trahisons et des tentatives d’escroqueries ratées soient présentées avec aussi peu de subtilité. Non pas que tout soit à jeter, c’est même globalement très bon et on y trouve de magnifiques séquences, notamment dans le dénouement autour d’une potentielle apparition de fantôme ensanglanté dans la neige, mais la puissance du récit d’initiation laisser espérer davantage de richesse pour la suite.

Cinéma-hypnose

Ceci étant dit, l’articulation entre le cirque et la grande ville de New York donne lieu à un tableau magnifique de Del Toro du pouvoir de la mise en scène et des mots comme incantations. En effet, Stan construit tout son art d’affabulateur chez les forains en exploitant un vieux mentor alcoolique, et apprend à manipuler un public à travers une série de codes, de tours de passe-passe… Et de mots. Une histoire de regards, puisqu’il s’agit de mensonges par la perception, comme le cinéma.

Et c’est cela qui lui apporte le succès à New York dans la haute société… Mais il reste en dehors du monde des élites. En tant qu’artiste brillant, sorte de medium qui utilise ses talents et sa compagne Molly (Rooney Mara, dont le jeu et surtout la physionomie correspondent parfaitement aux archétypes d’une actrice des débuts du cinéma), il côtoie la bourgeoisie mais n’a pas réellement accès à leur monde. C’est ici que le récit introduit la psychanalyse, à l’aide du personnage de Cate Blanchett en femme fatale. Pourquoi faire ce lien ?

Après son projet ultra personnel A Star is Born, on comprend aisément l’attrait du rôle pour Bradley Cooper, qui semble avoir une certaine obsession pour les personnages aux relations compliquées avec leur père, et avec l’alcool.

Parce qu’ici Del Toro place deux discours manipulateurs pour les comparer ; celui de l’arnaqueur qui fait croire à ses pouvoirs magiques, et celui de la psychanalyste qui se sert de ses palabres pour orienter, envouter, créer l’illusion. Ainsi on a d’un côté un homme du peuple qui ne pourra jamais échapper à sa condition sociale et dont l’art est considéré comme mensonger et manipulateur, et de l’autre la nouvelle science à la mode chez les bourgeois. Il est d’ailleurs amusant de constater que Nightmare Alley sort presque en même temps que Matrix Resurrections, qui lui aussi a un discours extrêmement dur envers la psychanalyse.

Le seul qui croît réellement au pouvoir des mots jusqu’au bout, c’est bien évidemment Guillermo Del Toro, qui ne cache pas l’influence qu’a eu l’alchimiste Alisteir Crowley sur son œuvre. Pour la première fois dans son cinéma, le réalisateur convoque donc la magie et ses possibles en l’ancrant dans le réel ; la magie naît de la parole pour l’alchimie, elle crée les réalités. On a donc encore une fois une histoire de monstres et de fantômes déguisée sous un pseudo-film noir, et en cela Nightmare Alley est peut-être le film le plus intéressant du cinéaste mexicain depuis bien longtemps. Un cinéma fait de symboles, où la permanence du troisième œil ne fait que mettre en lumière l’aveuglement d’un homme qui pensait échapper à sa condition dans un monde cruel. Et que l’on ne s’y trompe pas ; ce monde est bien le nôtre.

Nightmare Alley, un film de Guillermo Del Toro avec un casting de dingue, une photo de dingue, un score de dingue, et un box office catastrophique parce que Disney s’en fout du vrai cinéma. En salles le 19 janvier 2021.

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