West Side Story : There’s a place…

Sur les épaules des géants

Refaire un film musical West Side Story peut paraître absurde aux yeux des cinéphiles les plus aguerris. Pourquoi s’attaquer au grand Robert Wise et à son film de 1961, une magnifique série de fresques et tableaux de l’Amérique urbaine des années 50 ? Une œuvre qui, même si elle peut avoir mal vieilli sur certains aspects, bénéficie de l’aura de ses dix Oscars (dont celui du meilleur film) et continue d’être énormément apprécié aujourd’hui. Librement inspiré de Roméo et Juliette, une pièce elle-même s’appuyant sur des récits qui l’ont précédée, West Side Story raconte l’histoire tragique d’un amour impossible entre Tony et Maria, déchirés par une guerre de gangs entre blancs et portoricains dans les rues les plus mal famées de Manhattan. Aujourd’hui, 60 ans après, l’un des plus grands cinéastes de l’histoire contemporaine arrive avec ses petites lunettes et ses gros sabots : Spielberg signe un nouveau West Side Story.

Aux yeux des théâtreux et autres accros à la comédie musicale, l’entreprise est bien moins surprenante. Depuis sa création pour la scène, sous l’impulsion du scénariste Arthur Laurents, du chorégraphe Jerome Robbins, des compositeur Leonard Bernstein et parolier Stephen Sondheim en 1957, West Side Story a connu de nombreuses interprétations. À ce jour, la plus originale était sûrement celle de 2009, qui sous l’impulsion de Laurents et avec l’aide de Lin-Manuel Miranda offrait une traduction en espagnol des chansons des personnages porto-ricains. Coïncidence, ce n’est que quelques années après que Spielberg déclare au producteur de Broadway Kevin McCollum vouloir réaliser sa propre adaptation. Avec dans son équipe le dramaturge et scénariste Tony Kushner, connu au théâtre notamment pour l’incroyable Angels in America, et au cinéma pour les scénarios de Munich et Lincoln, le réalisateur de E.T s’attaque à un monument.

Pourquoi le faire ? Parce qu’il paraît essentiel à Spielberg de réinterpréter l’histoire aujourd’hui, mettre en lumière le contexte socioculturel d’aujourd’hui par le biais de l’art. Le film devait sortir – comme In The Heights – en 2020 aux alentours des élections présidentielles, mais les tensions qui forment les fêlures des États-Unis sont tout aussi palpables un an plus tard. Parce que Spielberg voulait aussi faire ce que la première adaptation au cinéma n’avait pas su accomplir : donner une place légitime à la communauté latino. Un nouveau casting donc pour les Sharks, les Jets et les autres donc, sans stars en dehors de la légendaire Rita Moreno, qui interprétait le rôle d’Anita dans le film de Robert Wise et qui ici joue un personnage original.

West Side Story Critique

Le petit rebelle de 74 ans

Car pourquoi se confondre dans les révérences et les hommages sans oser tout dynamiter ? Après tout, si Spielberg a envie de refaire un film de West Side Story alors que l’original est soi-disant intouchable, pourquoi l’en empêcher ? Pourquoi ne pas le laisser s’approprier l’œuvre et faire ce qu’il y a de plus beau au monde : une tentative de cinéma ? Il a toujours été bagarreur, espiègle, malin. Il serait capable de refaire un John Ford, non pas par arrogance, mais par amour. Non pas par inconscience, mais par insouciance.

Alors, il triture. Il trafique. Il modifie. Arthur Laurents rêvait de voir quelqu’un s’emparer de son œuvre et d’en saisir la moelle, pas les détails. C’est ce que fait Spielberg en intégrant, comme dans le revival de 2009, de l’espagnol (sans sous-titres !) dans l’action, rappelant que son langage à lui est le cinéma et qu’il parlera à tous ceux qui daignent l’écouter. Il clarifie le contexte avec son scénariste Tony Kushner, profitant du recul qu’ils ont sur l’année 1957* et le quartier de Lincoln Square et de San Juan Hill. Là où les descendants des premiers immigrés européens et les arrivants portoricains (donc états-unien, rappelons-le) survivent entre les ruines en attendant d’être chassé par l’embourgeoisement et la gentrification de la ville.

Il remplace le personnage de l’épicier Doc par sa femme portoricaine nommée Valentina (une idée du mari de Kushner), qui donne à Rita Moreno une occasion de regarder en arrière son personnage d’Anita, et son héritage. Il lui offre même la chanson « Somewhere », pour une des scènes les plus poignantes du film. Il change le décor de la chanson « I feel pretty », soulageant le grief de Sondheim** sur ses propres paroles qu’il trouvait inappropriées pour le personnage de Maria dans la version de 1957. Il suit l’exemple du film de 1961 pour certains numéros musicaux déplacés de leur contexte scénique, et en déplace encore d’autres pour les besoins de son histoire. Il rend aussi plus frontal et littéral le personnage d’Anybodys, longtemps présenté comme un garçon manqué voulant intégrer les Jets pour être un vrai homme, et ici assumé comme personnage transgenre (et joué par un interprète non-binaire nommée Iris Menas).

Et si le script devient plus direct, plus surligné par endroits, il ne fonctionne que parce que le cinéaste ne laisse jamais les mots s’exprimer pour lui ; il parle avec le cadre et les couleurs, avec la lumière qui dessine ses interprètes. West Side Story n’est pas dans les détails, mais dans l’essence. C’est celle-ci que la sensibilité de Spielberg va donc chercher pour y parler encore une fois de ce qui lui est cher : d’amour, de territoire, de désillusion. D’espoir et de désespoir. C’est Munich avec une dose de Kids de Fabrice Melquiot. C’est gigantesque.

« L’amour est en danger »

West Side Story est l’histoire d’un échec.

L’échec d’une passion qui se croît capable de renverser le destin par la vigueur de leur amour. Qui se rêve à transformer son quartier en un havre de paix. Qui se pense au-dessus des drames qui font le quotidien de l’univers new-yorkais. West Side Story est un film politique, qui annonce dès son premier plan (traveling/plan de grue/drone époustouflant) que la cité n’est qu’un tas de ruine, et que les Jets et les Sharks sont tous victimes du même bourreau. Car pendant qu’ils s’entretuent dans un décor de guerre, au milieu du gravier et des murs éventrés, l’ennemi de classe bourgeois brille par son absence. Représenté par un simple boulet de démolition et protégé par la police, c’est cet adversaire invisible qui laisse les pions s’affronter pour un territoire dont ils se revendiquent tous et dont ils seront tous dépossédés.

Maria et Tony sont d’abord présentés comme une échappatoire. Leur rencontre, derrière les gradins du gymnase, les place à distance pour permettre cet espoir d’un amour salvateur. Leur promesse d’amour quant à elle, a lieu au nord de l’île de Manhattan, dans un monastère du Metropolitan Museum acheté en Europe au début du 20ᵉ, c’est-à-dire le plus loin possible de leur quartier. Cependant, la scène d’amour sur les escaliers de secours, sorte de balcon romantique contemporain, les cadre comme enfermés dans des cages, emprisonnés. Dans son passé violent pour Tony, qui est en liberté conditionnelle, et dans ses origines portoricaines pour Maria.

Rendre le musical « palpable »

Le terme de « tableau », ou de « fresque » utilisés plus haut pour qualifier le film de Robert Wise, lui correspond parce que sa mise en scène implique une certaine distance, une retenue. Une pudeur peut-être aussi, qui lui fait une de ses qualités indéniables, mais qui pouvait aussi atténuer la rage, la violence de ce qui est narré.

Spielberg n’a pas cette pudeur. Il a toujours été rentre-dedans, à fleur de peau. C’est la source de sa mise en scène, virtuose et enlevé, qui pense le cadre comme une phrase ; avec un début et une fin, c’est-à-dire un mouvement. C’est ce qui le rend si apte à mettre en scène des jeunesses révoltées. La chorégraphie de Jerome Robbins est donc réinventée par l’estimé chorégraphe Justin Peck afin de s’adapter à la caméra toujours en vadrouille de Spielberg, pour que la danse soit non pas desservie par le dynamisme des plans, mais à son service.

Là où Peck conserve certains éléments de la chorégraphie très connue de Robbins, c’est lorsqu’il s’en éloigne que le film devient réellement percutant : c’est-à-dire lorsque Spielberg continue à approcher le musical dans sa littéralité et intègre des éléments de combats dans le tout. Ainsi les affrontements entre les Jets et les Sharks deviennent plus sombres, plus durs, plus tragiques. Le sommet de cette approche a lieu lors d’un conflit entre le leader des Jets, Riff, interprété par Mike Faist, et son super ami/amoureux Tony (le sous-texte homoérotique est aussi visible qu’un sous-vêtement rouge sous un ensemble blanc), interprété par Ansel Egort ; la chanson « Cool » est déplacée plus tôt dans l’histoire pour une sorte de guerre civile au sein des jeunes garçons.

La séquence de « Cool » vient conclure deux scènes qui la précède : d’abord l’acquisition de l’arme à feu/fusil de Chekov – encore un élément intégré sans aucune subtilité, puisqu’il n’y a pas à être subtil avec ce genre de choses – par Riff pour la castagne à venir avec les Sharks. Puis un passage absolument ahurissant où les Jets jouent à se tirer dessus avec le revolver comme si c’était un faux, dans les ruines de leur quartier d’enfance qui semble dévasté par un conflit meurtrier. Résultat, la dispute qui suit avec l’arrivée de Tony et sa tentative de calmer son ami en est encore plus déchirante, et cela passe entièrement par la mise en scène de la danse au bord de la rivière. Il faut d’ailleurs mentionner tant qu’on le peut que Mike Faist est ahurissant dans le rôle de Riff, et sans doute la plus grande surprise d’un casting déjà remarquable.

Cette chorégraphie nouvelle s’inscrit également dans un espace fait avant tout de couleurs. Le film montre d’abord le quartier en fin de vie dans des couleurs ternes et bleutées et les vêtements des Jets s’inscrivent dans cette dynamique. Lorsqu’ils entrent dans la partie portoricaine du quartier, où les couleurs sont beaucoup plus chaudes, on comprend aisément qu’ils ne sont pas à leur place. Ce jeu sur les couleurs sert également lors de la scène de danse, où les tentatives de réconciliation échouent les unes après les autres : la salle est divisée en bleu et rouge (qui sont aussi les lumières des voitures de police, très présentes dans le film), sans possibilité de mélange. Enfin, le travail sur la couleur permet également de changer le sens de la célèbre chanson « America », en la plaçant dans les rues du quartier latino et célébrant différentes manières d’exister dans ce qui est devenu leur pays.

Les couleurs et les mouvements, voilà ce que Spielberg filme avec son camarade habituel Janusz Kamiński. La bravado de leur caméra, leur manière de jouer sur les échelles – des personnages et des escaliers de secours -, nous donne l’impression que le film entier aurait pu se jouer sans sous-titres. Les passages en espagnol n’ont déjà pas besoin d’explicitation, car tout est toujours clair, adressé, et fort, il aurait pu en être de même pour tous les passages en anglais. En vérité, c’est comme si on réalisait soudain que Spielberg s’était entraîné toute sa vie à réaliser un musical, sans jamais réellement passer le cap. Aujourd’hui c’est chose faite, et il signe son plus beau film depuis Munich. 60 ans plus tard, West Side Story pourrait bien aller à nouveau chercher l’Oscar du meilleur film.

West Side Story, un film de Steven Spielberg avec Rachel Zegler, Rita Moreno, Mike Faist, Ariana Debose, David Alvarez, Brian d’Arcy James, Corey Stoll, et Ansel Egort. Au cinéma le 8 décembre 2021.

*Sondheim expose d’ailleurs dans son ouvrage Finishing the Hat les coulisses de la création du musical. On y apprend que c’est lui qui avait suggéré de passer « Gee Officer Krupke » dans l’acte 1 pour le film, on y voit aussi des chansons coupées qui informent le script de Kushner pour Spielberg, mais le plus amusant est une strophe trop osée d’Anita qu’il avait été forcé d’édulcorer en 1957. Soyez rassurés, elle est enfin là telle quelle dans le film de 2021.

**Je me permets un aparté qui n’aura d’intérêt que pour presque personne. Si vous vous appelez Corentin, peut-être. Dans le film de Wise, un dialogue entre Jets fait référence au superhéros Shazam (appelé à l’époque Captain Marvel, mais rien à voir avec le perso de Brie Larson), très apprécié des enfants américains à l’époque au point de remplacer Superman dans la culture populaire pendant plusieurs années. Dans le film de Spielberg la mention est supprimée, cependant les personnages de Tony et Riff sont brièvement comparés à Superman et Batman respectivement avant leur scène de combat pour le contrôle de l’arme à feu.

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