Le nouveau film, First Cow, de Kelly Reichardt, attendu depuis près d’un an, « ressort » en salles le 20 octobre après un passage en juillet sur la plateforme MUBI.
Co-écrit avec Jon Raymond – son scénariste habituel – d’après un roman de ce dernier, et tourné en Oregon, comme tous les films de la réalisatrice depuis son second long-métrage, il est tout simplement magnifique. L’ambiance presque sereine qui s’en dégage est à priori très éloignée de la dureté (minérale, moite ou glacée) qui imprégnait ses trois précédents opus. Mais sous l’apparente simplicité de son argument, il pointe finement plusieurs problématiques liées aux fondements de la société américaine.
Le personnage de Otis « Cookie » Figowitz nous est d’abord présenté par sa main, qui cueille délicatement des champignons dans la forêt. Une branche craque non loin de lui : « Qui est là ? » Vite, il s’enfuit en courant ; Cookie n’est pas un courageux et viril héros.
Cuisinier pour une bande de trappeurs plutôt frustes, au début du XIXe siècle, il se démène pour leur trouver de quoi manger, mais manifestement ce n’est pas un chasseur, et pas un brillant pêcheur non plus.
Dans la forêt il rencontre King-Lu, récemment arrivé dans la région et poursuivi par une autre bande. Leurs chemins se croisent à nouveau au fort minimaliste installé dans ces terres sauvages. Une amitié naît alors et les projets commerciaux de King-Lu, associés à la formation de boulanger de Cookie, font germer une idée : profitant illégalement du lait produit par la première vache du territoire, nouvellement arrivée et propriété du gouverneur, Cookie va en faire de délicieux beignets qu’ils vendront au prix fort. L’affaire marche bien, mais tout cela est risqué.
Comme dans son très beau Old Joy, Kelly Reichardt observe certains codes d’une amitié masculine, préservée des regards extérieurs par l’écrin de la forêt. Mais à l’inverse de Old Joy, ce qui l’intéresse ici est moins le désenchantement (la fin d’une amitié évoquée par des détails aussi justes que cruels, la nature sauvage qui ne peut plus échapper à l’anthropocène) qu’au contraire les débuts d’une relation, à l’aube de l’histoire d’une nation, qui n’avait pas encore détruit sa faune, sa flore et ses habitants originels. Ces codes de la masculinité, qui embarrassaient tant les personnages de Old Joy, elle propose grâce au personnage de Cookie une manière de les contourner : à ce titre, le plan où, invité dans la cabane de King-Lu, il se met tout naturellement à balayer le sol, avant de rapporter des fleurs pour égayer l’intérieur, est le plus tranquillement subversif que l’on ait vu depuis longtemps.
Le film accumule les notations subtiles sur ce thème : les trappeurs se moquent du gouverneur qui veut du lait dans son thé « comme une dame convenable », mais fondent les uns après les autres en goûtant les beignets de Cookie : « ça me rappelle ma mère ! ». Dans un coin du fort, un homme caresse la tête d’un poussin. Un autre, avant d’aller se bagarrer, pose calmement sur le comptoir le couffin où repose son bébé. Par petites touches délicates et minutieuses, la réalisatrice montre la manière dont une masculinité non viriliste peut naître même au sein de cet univers primaire qu’est un fort de pionniers – et ce, à l’inverse de l’image véhiculée par des décennies de western hollywoodien.
Le film questionne aussi, en creux, la notion de propriété et de rapports de classe : pour quelle raison cette « première vache », qui finira le film dans un enclos minuscule, devrait-elle être la propriété exclusive du gouverneur, plutôt que celle de la communauté ? Rien dans le film ne vient justifier ce fait, autre que le rapport de pouvoir qui, dans ce « territoire vierge », reproduit en fait celui qui existait dans la vieille Europe. Le Gouverneur, confortablement installé, reçoit des invités pour le thé, aidé par des domestiques, et discute de la dernière mode à Paris. Pour Cookie et King-Lu, la réalité est tout autre, et leurs rêves de commerce se fracassent devant cette inégale répartition des biens et des richesses.
Mais Reichardt ne s’appesantit pas sur l’injustice fondamentale de ce soi-disant nouveau monde.
Si elle est aujourd’hui l’une des plus grandes cinéastes aux Etats-Unis, c’est par la richesse d’évocation d’une mise en scène sûre d’elle-même, qui a trouvé au fil des films (les sommets Meek’s Cutoff et Certain Women) son rythme de croisière. Par ses plans longs qui transmettent immédiatement une ambiance très riche, par ses inserts discrets sur les choses essentielles de la vie matérielle (en l’occurrence les multiples plans sur la nourriture), par son attention aux visages des acteurs (et la vache obtient ici la même attention que les humains, comme déjà la chienne de Wendy & Lucy), par l’apparente placidité de l’ensemble, elle poursuit un travail de sape anti-spectaculaire, qui fait advenir l’émotion sans jamais la forcer.
On mesure alors la réussite totale du film à sa conclusion : en laissant hors-champ la fin des personnages (par une agonie rapide ou lente, les deux pistes sont évoquées), Reichardt reste en cohérence avec l’étrange douceur de son film, et par la même occasion elle crée de manière limpide un lien direct avec notre temps présent, et donc avec nous spectateurs : l’amitié improbable de Cookie et King-Lu, forgée au long de soirées passées à rêver d’un avenir meilleur, puis inscrite dans la terre, vient nous interroger sur nos propres rêves, et notre propre avenir.
First Cow de Kelly Reichardt, avec John Magaro, Orion Lee, René Auberjonois, Toby Jones, et Ewen Bremner
La dernière piste d’abord, La première vache ensuite, deux westerns et deux films aux représentations absolument nouvelles. En s’attaquant aux extrémités du mythe (la « dernière », la « première »), Kelly Reichardt fait un bien fou au récit des origines (et aux spectateurs à qui elle le raconte). Je n’ai plus si bien le film à l’esprit, mais je ne suis même pas sûr qu’un seul flingue se retrouve entre les mains de ces deux héros du quotidien. Certains critiques évoquent abusivement la naissance du capitalisme US avec l’entreprise menée par Cookie et King Lu. Je ne suis pas sûr d’y avoir pensé en voyant le film, tellement leur amitié d’une part, leurs gestes d’autre part prévalent (des gestes qui ont une grande importance car trop peu conformes au principe de genre que nos sociétés nous imposent aujourd’hui). La question de propriété que tu relèves est certainement mieux formulée. Tu dis bien également l’heureuse singularité de cette masculinité portée à l’écran, ainsi que « l’étrange douceur » de First cow. On y est bien dans ce film, à peine manque-t-il le goût des délicieux beignets qu’on aimerait avoir sous le palais.