Old Joy : Kelly Reichardt dans l’actualité

Nous continuons notre exploration de la collection Les Sœurs Lumières de l’éditeur Elephant Films et Extralucid Films. Après le choc de la découverte Dorothy Arzner, nous nous retrouvons en terrain connu avec Old Joy, deuxième long-métrage de Kelly Reichardt.

Terrain connu, car la cinéaste américaine fait partie des chouchous de la rédaction. Son cinéma indépendant par nature, ses trois premiers longs-métrages combinés dont Old Joy ayant coûté moins d’un million de dollars (à titre de comparaison, cela veut dire que ses films ont coûté moins cher qu’une seule minute d’un Avengers), bénéficie d’une mise en avant non négligeable en ce moment. Son nouveau long-métrage First Cow, salué par beaucoup comme son meilleur, a droit à quelques séances exceptionnelles au cinéma après sa diffusion sur MUBI, et elle est à l’honneur d’une rétrospective au centre Pompidou.

Après le succès de son excellent premier film River of Grass en 1995, Reichardt n’arrive pas à financer son projet de cœur et patiente en réalisant des courts et un moyen métrage. Elle finit par passer le cap du long à nouveau avec Old Joy, qui sort en 2006. Racontant pas grand chose au premier regard, et produit par son ami et collaborateur Todd Haynes, le film met en scène deux hommes qui s’échappent le temps d’un weekend dans les montagnes de l’Oregon. Le film est d’ailleurs adapté d’une nouvelle de Jon Raymond, que Todd Haynes lui présente.

Old Joy n’est pas un film facile à aborder. Moins narratif que River of Grass, moins dramatique que son suivant Wendy and Lucy, il est si introspectif qu’il risque de laisser sur le côté une partie du public. Car si on comprend rapidement qu’il met en scène deux amis trentenaires qui se lancent dans une excursion sauvage pour y retrouver leur amitié d’antan, on saisit aussi très vite que rien ne sera explicite. La caméra de Reichardt s’attarde sur des détails qui font le monde, elle nous projette dans le sensoriel et se refuse à l’informatif. Nous sommes en Oregon, avec le hippie baroudeur Kurt et le bientôt papa Mark… Et rien n’est simple.

C’est-à-dire qu’un silence souvent gênant s’installe entre les deux. Plus qu’un voyage, c’est un constat de leurs différences qui transparait à travers leurs gestes, leurs interactions. Des tentatives de trouver le mot juste pour ne pas froisser l’autre, tant les vies qu’ils ont chacun choisies font naître une réelle incompréhension. Jusqu’à un moment de rapprochement qui intervient en climax de l’œuvre et qui, sans ne rien dévoiler, montre en quelques plans toute l’intelligence de ce qui va réellement devenir l’identité du cinéma de Reichardt.

Le chien, Lucy, est le chien de la cinéaste. On le retrouvera d’ailleurs son film suivant.

Les deux hommes, interprétés par des comédiens musiciens (information inutile mais je voulais le placer), incarnent chacun deux courants politiques proches mais vraisemblablement irréconciliables, qui finissent même par représenter deux classes sociales aux liens de parentés plus fragiles que l’on pourrait le penser. Comme l’explique la spécialiste Judith Revault d’Allonnes sur les bonus vidéo de la nouvelle édition Extralucid Films, Old Joy raconte dans son sous-texte une forme d’échec de la gauche. En passant du quartier pavillonnaire où habite Mark, aux taudis abandonnés qui témoignent d’une paupérisation immense et progressive de la population américaine, Kelly Reichardt emmène ses personnages dans un voyage à travers l’abandon des classes populaires, et dont les deux personnages sont, à leur manière, coupables. Même si chacun pourrait penser que l’autre est à blâmer… On se retrouve encore aujourd’hui dans un paradoxe similaire dans les divisons entre les deux gauches du parti démocrate (le camp Biden et le camp AOC, pour simplifier), elles-mêmes descendantes du courant incarné par Mark dans le film.

Autant que ses personnages, Kelly Reichardt raconte donc un paysage – qui sera celui de la majeure partie de son cinéma d’ailleurs – et installe des frontières extrêmement perméables entre la civilisation et le monde sauvage. « Trees in the cities, and garbage in the forest » comme Kurt le dit dans le film… Un mélange qui n’a rien d’un métissage et tout d’une nécropole. En 2006 pour la cinéaste, le jeune pays est déjà à l’agonie… Contrairement à son art, qui ne fait que gagner en vitalité.

Old Joy, un film de Kelly Reichardt. Sorti en 2006 et réédité par Extralucid Films dans la collection les Sœurs Lumières.

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