Bad Luck ! (so why don’t you kill me)

Proche de Jim Jarmusch chez qui il a officié en tant qu’acteur (Stranger Than Paradise) et signé la photographie (Coffee and Cigarettes entre autres), Tom DiCillo a aussi eu un beau succès auprès des cinéphiles à la fin des 90’s. On le doit, surtout, à son second film : Ça tourne à Manhattan. Un film culte pour tout apprenti cinéaste, ce qui chez les étudiants du moment était une maladie extrêmement contagieuse. À l’époque, il pouvait également se prévaloir d’être un cinéaste de festival très recommandé après son Léopard d’Or à Locarno pour Johnny Suede où apparaît le très jeune Brad Pitt. Mais alors que son ami Jarmusch est devenu un cinéaste qui a su travailler son aura mythique rejoignant le royaume des Super-Auteurs qu’affectionne le Festival de Cannes ; DiCillo a continué son bonhomme de chemin en s’accrochant à ses productions modestes lui garantissant une totale indépendance. Avec le temps, le public est passé à autre chose et seuls quelques rares fans ont continué à suivre le bonhomme au cinéma. Ces énergumènes en peu bizarres ont tous un DiCillo préféré, qui a une place particulière dans leur cœur. Pour certains, c’est Une Vraie Blonde, pour d’autres mélomanes, c’est son documentaire sur les Doors. Ici, on a une absolue tendresse pour Box of Moonlight film devenu introuvable aujourd’hui. Ce n’est pas le cas de Delirious et Bad Luck, diffusé en ce moment sur Ciné+. On a choisi d’évoquer le second.

Cinématraque, Bad Luck 1

Le cinéaste comme à son habitude prend le prétexte de son pitch concept (un flic poursuivit par la malchance et son mal de dos) pour faire le portrait d’une Amérique de seconde zone. Bien avant Adam McKay et son The Other Guys, Tom DiCillo décide de se moquer de la figure quasi super héroïque du flic perpétuellement mis en avant dans le cinéma à grand spectacle. Ray Pluto est ici un type normal, et surtout assez insignifiant, interprété par un habitué des seconds rôles : Denis Leary. En le propulsant au premier plan, le cinéaste le confronte à toute une palette d’acteurs plus connus (son acteur fétiche, Steve Buscemi, mais également Liz Hurley ou Luis Guzman) ou plus charismatiques (Chris Noth) ce qui participe à relayer notre « héros » au second plan. Ce qui intéresse plus Tom DiCillo c’est la faune du Bronx, celle qui sert de vivier à toute une palette de criminels. Des figures de la culture populaire que forge le cinéma participant à faire des quartiers des zones dont il faut avoir peur. DiCillo préfère prendre le contre-pied de ces clichés pour pousser le curseur de façon totalement absurde à l’opposé. Si son flic est un, peu benêt, les gangs sont filmés comme de grands gamins pas si méchants. Le sexisme et le racisme des blockbusters policiers (Bad Boys, l’Arme Fatale) sont également fustigés. On pourrait reprocher au film son ambiguïté à ce sujet (le personnage typé asiatique nommé « Ping-Pong », des plans qui s’attardent sous les jupes de filles), mais c’est omettre la place centrale d’un couple de scénaristes (Donald Faison et Keith Nobbs) habitant dans l’immeuble qui sert de décors à l’essentiel du film. Deux jeunes amis, qui pour écrire un scénar qu’ils souhaitent vendre, se griment en gangster à la petite semaine. À travers eux, il questionne le rôle du cinéma dans la construction des préjugés. Il vise autant le cinéma mainstream, que le cinéma indépendant : celui d’un certain Quentin Tarantino qui fait passer la violence pour quelque chose de cool. Il y a évidemment un côté revanchard chez le cinéaste, mais on y perçoit plus du sarcasme qu’une véritable aigreur face au succès de l’auteur de Pulp Fiction. Comme pour ses autres films, Tom DiCillo cherche à mettre en avant l’humanité de ses personnages, les défaillances et leurs générosités. Si on n’a très vite plus grand-chose à faire de l’enquête qui sert de fil rouge au film, on reste attendri par le regard qu’il porte au rapport père/fille. Le génial Luis Guzman est dépassé par son enfant, studieuse, mais adolescente rebelle interprétée par la toute jeune Melonie Diaz (Charmed 2018) qui y fait sa première apparition à l’écran. Comme souvent avec ce cinéaste, c’est la façon dont il arrive à faire ressortir l’humanité de chacun des seconds rôles qui emporte l’adhésion. Un regard tendre sur un New York aujourd’hui disparu avec l’effondrement des tours jumelles, étonnement absent de tout le film.

Cinématraque, Bad Luck 2

Si le film porte bien son titre, aussi bien original (Double Whammy) que celui choisi par le distributeur en France, c’est que Tom DiCillo n’a lui-même pas eu de chance avec ce film. Le public hexagonal a pu le voir sur grand écran dans les rares salles l’ayant programmé, il n’a en revanche pas eu cette chance dans son pays natal. Produit grâce au soutien de Sundance, Bad Luck a ensuite été acheté par Lionsgate qui lui assurait une distribution en salle. À la suite d’un enchaînement de hasard malheureux, le film a perdu ses soutiens. Un amoureux du film a été congédié de la boite de prod, quand un autre a quitté Lionsgate. En le balançant directement en vidéo et pour une sortie télé, le distributeur a tiré un trait sur le film. Autant dire une condamnation aux oubliettes de l’histoire pour un tel film fauché. Son auteur a ensuite réalisé deux autres films tout aussi artisanaux (Delirious et When You’re Strange). Il s’est converti, ensuite, comme d’autres cinéastes passés de mode dans la réalisation d’épisodes de séries télé au service de showrunner de talent (Monk, The Good Wife).

Cinématraque, Bad Luck 3

Aujourd’hui alors que la salle de cinéma est de plus en plus menacée par les intérêts de trusts multimédias et des habitudes de visionnages qui ont évolué ; les cinéphiles se rassurent en jetant leurs dévolus sur les rééditions en Bluray. On souhaiterait un tel conte de fée pour Bad Luck, tout comme le reste de la filmographie du cinéaste. Là encore, pas de chance, comme d’autres cinéastes indépendants étasuniens, il n’existerait plus de master de ses films. Lorsqu’ils sont parfois diffusés, c’est uniquement dans des copies de qualité moyenne ou même totalement indigne. Le master de Bad Luck, tourné en pellicule, qui nous est parvenu jusqu’à nous a été abîmé par le temps on ne va pas vous le cacher. De la même façon le film aujourd’hui disponible semble avoir été charcuté pour la télévision forçant le 1.85 du cinéma dans un 4.3 déformant l’image tout en la cropant. Décidément, Bad Luck porte très bien son nom.

Bad Luck de Tom DiCillo (2001) avec Denis Leary, Liz Hurley, Steve Buscemi, Luis Guzman, Donald Faison, Chris Noth, Keith Nobbs et Melonie Diaz. Diffusé actuellement sur Ciné +

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