Old : The Darkness That You Fear

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Après plus d’un an d’absence, le cinéma de studio US se déconfine en France progressivement, après avoir laissé les productions indépendantes essuyer les plâtres. Old arrive dans une ambiance étrange d’état d’urgence sanitaire, d’une campagne de vaccination mal fichue, inégalitaire et punitive créant une vague de protestations où se mélange syndicalistes, antifascistes ainsi que des organisations des droits de l’homme s’opposant à l’utilisation du passe sanitaire et tout un panel confusionniste, complotiste, antivax fédérés par plusieurs mouvements d’extrême droite. La majorité silencieuse, elle, reste tétanisée face à un variant Delta, en pleine forme, n’ayant pas l’air de se soucier de toute cette agitation. Comme ci ce n’était pas suffisant, l’été 2021 est le théâtre d’enchaînements de catastrophes naturelles dramatiques plus ou moins importantes. Si l’on s’est habitué à vivre sous la menace du dérèglement climatique depuis les années 70, elle s’est transformée ces dernières années en faits irrémédiables. La cause se trouve dans l’inaction politique sous l’influence néfaste de trusts industriels visant des profits à court terme. Que l’on a eu un temps pourri depuis des mois ; que l’on subit un soleil cramant tout sur son passage, où qu’on assiste impuissant à la destruction par les eaux de nos habitations : ce n’est qu’un léger avant-goût de ce qui attend l’humanité. Pendant que l’on fantasme un changement de société radical pour sortir de cet enfer, M. Night Shyamalan fait du cinéma.

À l’origine, Old est l’adaptation d’une bande dessinée : Le Château de sable. Très énigmatique, l’on suit des touristes qui s’installent sur une plage paradisiaque et font face à des événements dramatiques inexpliqués. L’ouvrage est écrit par le documentariste Pierre Oscar-Lévy, découpé et mis en image par l’un des grands noms actuels de cet art : Frederik Peeters (Pilules bleues, Lupus). Selon le dessinateur, l’œuvre nihiliste et crue s’est également nourrie d’intellectualisme de gauche apporté par le scénariste. S’il y a une lecture politique à faire d’Old, elle provient évidemment des sensibilités progressistes écologistes de M. Night Shyamalan. Elles étaient visibles dans After Earth ou dans le sous-estimé Phénomènes (2008). Dans ce dernier, un professeur de math se retrouvait devant une vague de suicides collectifs à laquelle aucune explication n’était donnée par les autorités sinon celle d’une attaque terroriste biologique : le vent propagerait l’agent toxique. Nous sommes avec Old confrontés à une même menace mystérieuse et tout porte à croire (comme pour Phénomènes) qu’il s’agit d’une réaction d’autodéfense de terre mère face aux agressions quelle subie.

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Ces chairs qui vieillissent à vue d’œil font écho à une situation qui est loin d’être de la science-fiction : l’accélération de la sixième extinction de masse. L’humanité continue de se suicider, et elle entraîne avec elle l’ensemble du vivant. Cela se traduit dans Old par l’importance que le cinéaste donne au décor : la mer, les falaises, la plage et… les coraux. Quoi que fassent les protagonistes, tout se termine par un échec. Une fois coincés sur le banc de sable, nos héros y resteront et devront assister, impuissants, à la dégénérescence précipitée de leur corps. Seule la barrière de corail se révèle être une porte de sortie. Les colonies de polypes sur lesquels s’arrête Shyamalan, au prisme d’ordinaire varié, sont loin d’être insignifiantes, elles sont ici immaculées. Il ne faut pas y voir un hasard. Chez ce cinéaste, le choix des couleurs n’est pas anodin : le mauve symbole du pouvoir que l’on trouvait dans sa trilogie super-héroïque se retrouve dans Old dans les vêtements de l’entreprise hôtelière. La décision de se concentrer sur un tel massif uniformément blanc, pointe un des stigmates de la terre qui se meurt. La variété des teintes de ces superorganismes donne un élément sur leur état de santé et leur absence signifie qu’ils sont à un stade avancé de dépérissement. Ce phénomène mondial, selon les scientifiques, a tendance à se généraliser. Avec eux, c’est toute la biodiversité qui s’effondre. La plage couronnée de coraux rend l’âme et toute la vie qui s’y trouve est vouée à disparaître avec elle.

Entre 2008 et 2021, l’inquiétude du cinéaste persiste d’autant plus qu’entre temps son pays a dû faire face à deux nouvelles catastrophes. La première est l’élection de Donald Trump, président climatosceptique ayant fait le choix de favoriser les industries polluantes. La seconde est l’explosion des effets d’un scandale sanitaire prenant ses racines dans les années 90 avec la mise sur le marché de l’OxyContin et du Fentanyl. Ces puissants antidouleurs, à base d’opium de synthèse, ont été prescrits autant pour des pathologies conséquentes, comme des cancers, que pour toutes sortes de souffrances plus anodines. Les influentes entreprises Purdue Pharma et Johnson & Johnson n’ont pas hésité à soudoyer médecins et experts scientifiques très médiatiques ou bien à falsifier les étiquettes de leurs médicaments en toute connaissance de cause pour diffuser massivement leurs substances. Ce faisant, ces entreprises se sont fabriqué un important réservoir de consommateurs très vite dépendants à leurs narcotiques. Cette pratique a duré jusqu’à ce que certains tirent la sonnette d’alarme, poussant les multinationales à modifier leur drogue au début des années 2010. Si cela n’a pas vraiment réglé les problèmes, cela a encouragé une partie des accrocs à se tourner vers le marché noir tenu par les cartels mexicains et à faire exploser le nombre de morts. Alors que le président Donald Trump déclare l’état d’urgence face aux circonstances, on compte 72 000 victimes d’overdoses pour la seule année 2017. Les consommateurs pris au piège de ces produits sont loin de se situer à la marge de la société. Il s’agit de la classe moyenne, de la petite bourgeoisie, des agents d’assurance par exemple des influenceurs, des chirurgiens, tout le monde est touché : autant dire les personnages du film. Ces substances détruisent des ménages en quelques jours. Ce phénomène a fait les gros titres des médias, diffusant des images d’overdoses dans des supermarchés, en pleine rue ou dans des voitures familiales, ou des parents mourraient devant leurs enfants. Si les USA se sont retrouvés débordés, ces entreprises ont exporté leur marchandise un peu partout où elles pouvaient le faire (au Canada, en Angleterre). C’est en partie sur les angoisses qu’a provoquées ce scandale que se repose le film de Shyamalan, comme cela peut aussi faire écho à certaines affaires (le médiator, le viox, etc.) partout ailleurs. Le casting international a autant une utilité financière que de permettre une identification plus importante avec un public globalisé qui a vécu d’autres crimes pharmaceutiques. Gaël Garcia Bernal est mexicain, connu des spectateurs francophones, Rufus Sewel est anglais, Alex Wolf étasunien, Vicky Krieps luxembourgeoise connue du monde germanophone, Thomasin McKenzie est néo-zélandaise, etc., etc. L’actualité complotiste d’un méchant Big Pharma à l’origine de la propagation du Covid-19 va, du coup, nourrir son œuvre plus ou moins inconsciemment. Parfois, la réalité ne vaut pas bien mieux qu’une série B. Pouvons-nous en vouloir à Shyamalan de représenter un tel antagoniste ?

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Si Trump a fini par agir un minimum face à la crise des opioïdes, il a choisi de regarder ailleurs lorsque le virus s’est diffusé à travers les USA. Cependant, chaque état a pu selon les cas imposer un confinement plus ou moins strict, comme la Californie dont dépend la majorité de la production cinématographique étasunienne, comme le projet de Night Shyamalan. Bien que situé en République dominicaine — on ne crache jamais sur les avantages fiscaux —, le tournage a respecté les mesures sanitaires. Isolée sur une île, l’équipe du film va se nourrir de cet imprévu. Old est évidemment une œuvre de confinement, en passe de devenir un genre marquant de l’époque. Le huis clos n’est pas nouveau. Le cinéma de ces dernières années en a plus qu’abusé. Mais Old a pour lui quelque chose de plus, car il se concentre sur les effets de l’isolement sur le corps humain et l’état psychologique de ses acteurs. Si les saignements du nez peuvent rappeler dans l’imaginaire une surdose, on apprend que l’on a découvert chez les protagonistes des maladies potentiellement mortelles dont les symptômes vont s’accélérer. L’absence de solution à ce confinement va aussi pousser certains vers des actes désespérés. Il y a là peu de fantastique dans ce constat. C’est la situation ubuesque vécue par des milliards de personnes. L’assignation à résidence imposée pour sauver des vies a provoqué des complications comme des cancers diagnostiqués trop tard qui se sont aggravés, ou vu apparaître des cas de diabète. On a pu assister, aussi, aux suicides d’étudiants ne supportant pas les conditions d’autocaptivité. Le stress a aussi joué sur l’accélération de la vieillesse du corps (cheveux blancs, cernes, etc.). Tout un tas de réactions qui ont été observées tout au long de la crise du Covid-19 que l’on retrouve également dans le long métrage de Shyamalan.

Quelle est la place de l’artiste dans cette époque où il est très difficile de discerner une lueur d’espoir ? C’est la question que se pose le cinéaste dans Old. Aussi mineur soit-il, Old n’en est pas moins un film important. Si M. Night Shyamalan a toujours cherché à tisser des liens avec son public en jouant les caméos, suivant les traces d’un de ses maîtres, Alfred Hitchcock, il a dans Old une fonction beaucoup plus centrale. En s’offrant les traits d’un employé de l’hôtel, il se place dans une position ambiguë. S’il ne se donne jamais vraiment le bon rôle, il se décrit ici comme un des responsables de l’expérience menée par l’entreprise pharmaceutique. Le travail de son alter ego cinématographique est le même que celui de Shyamalan. Il conduit un groupe d’humains dans un décor et met en scène leur interaction, examine leurs failles, imprime la vie qui se dérobe. Filmer la durée, si l’on pense à Linklater (la trilogie Before, Boyhood) l’idée n’est pas nouvelle chez notre créateur. Il a ainsi scruté les stigmates de l’âge sur le corps de Bruce Willis à travers un même récit étalé sur 20 ans. Si le cinéaste a fait le choix de tourner Old en 35 mm, c’est autant pour exprimer physiquement l’importance du temps qui passe (l’argentique se détériore avec l’ancienneté, alors que l’image numérique est figée. Mais paradoxalement s’il est possible de restaurer avec précision une œuvre en celluloïd, un master digital est beaucoup moins malléable), qu’une technique pour mettre à distance son double. Dans la fiction, il capte les scènes avec des instruments informatiques. Cette différence interroge, mais elle n’est pas si étonnante. L’auteur de 6e sens s’est tourné vers le captage de ses histoires en 2K après Phénomènes, il s’est interrogé sur cette matière. Dans After Earth et surtout Glass (Tout comme Old, il a été financé uniquement par les finances du cinéaste, c’est son premier retour à la pellicule), les dispositifs numériques sont perçus comme des moyens démocratiques. Les personnages peuvent se mesurer au cinéaste et les manipuler, les maîtriser. Will Smith peut ainsi contrôler son fils à travers les écrans de pilotages, Bruce Willis use des outils de surveillances pour rendre justice, Mr Glass dans le même film détourne cette technologie pour la retourner contre le Trèfle. Dans The Visit, par contre, le plan numérique n’est pas viable. Les enfants pensant être plus malins en utilisant leurs smartphones se retrouvent pris à leur propre piège. Old dialogue donc avec cette œuvre, pas uniquement sur son rapport à la détérioration du corps et de l’esprit, mais par le rôle central que jouent les gosses dans les deux longs métrages. Dans Old, l’image pixelisée est celle du mal, un format qui à l’instar de The Visit empêche de s’émanciper. Sur la plage les gamins accrochés à leurs portables constatent que les smartphones sont rendus inutilisables. Contrairement à The Visit, ils sont privés du pouvoir de la mise en scène. Si Shyamalan et son double sont aux manettes, leurs programmes diffèrent : l’employé de l’hôtel œuvre à un projet funeste, alors que le cinéaste se veut bienveillant avec, néanmoins, une pointe d’inquiétude.

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L’espoir, pour Shyamalan, ne viendra pas de l’image ni de la technologie, mais dans la capacité de décoder ce qui est sous nos yeux. Bien que les branches de coraux blancs effleurent l’eau de la mer, le couple de survivants en comprendra l’importance qu’après s’être remémoré l’existence d’un divertissement auquel le jeune homme s’adonnait « enfant ». Ce jeu codifié lui permettait de communiquer avec le fils du propriétaire de l’hôtel. Il lui avait, ainsi, remis un dernier message avant de voir son camarade se rendre sur le rivage. Le monde est complexe, le diable se drape de bonnes intentions (sauver des vies) et les faux semblants sont nombreux. On a donc besoin de prendre de la distance, d’observer, se concentrer sur les détails et les décrypter avant de se lancer. Ce projet se fait dans la durée. Une fois adulte, il est déjà trop tard. L’engagement doit se faire dès l’enfance. Si l’on s’y met tôt, si l’on s’y consacre une grande partie de son existence, il est possible d’avoir une petite chance de s’en sortir. Les deux survivants ont, tout de même, perdus dans l’aventure plus de la moitié de leur vie. La question : a-t-on, nous, encore ce temps ?

Old de M. Night Shyamalan, avec Gaël Garcia Bernal, Rufus Sewel, Alex Wolf, Vicky Krieps et Thomasin McKenzie. En salle depuis le 21 juillet 2021.

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