Après une période de rodage, d’une filmographie inconnue du grand public, M. Night Shyamalan arrivait à la fin des années 90 avec un film de petit malin : Sixième sens. Il y rencontrait une star, Bruce Willis dont il théorisait la figure mythique. On ne dévoilera pas le twist final, bien que connu d’une très grande partie des cinéphiles dans le monde. Toujours est-il que le succès du film et les liens qui se sont créés entre la star et le cinéaste furent suffisamment solides pour imaginer Incassable. Le film se fondait entièrement sur la naissance d’un héros aux super pouvoirs en scrutant les actes quotidiens d’un homme ordinaire, un gardien de stade, survivant d’un spectaculaire accident ferroviaire. Là où Marvel et DC se fatiguent depuis une dizaine d’années à imposer un esprit sériel (les univers cinématiques) à adapter des super héros existants au cinéma, l’auteur du Village impose un héros inédit sur les mêmes bases mythologiques. Si l’on n’attendait pas le réalisateur sur ce terrain-là, la plus grande surprise fut que la confiance du héros en ses propres pouvoirs s’imposait seulement à la toute fin du métrage. Loin d’être un film d’action, Incassable se reposait sur la frustration du spectateur. Il n’avait pas de mal à imaginer les super pouvoirs de Bruce « Die Hard » Willis. D’une certaine manière, Shyamalan s’imposait au cinéma dans son traitement du super héros comme un avatar des grands scénaristes des comics des années 80 qui firent entrer ces arts visuels à l’âge que l’on dit adulte. Le cœur de la réflexion du scénariste et du cinéaste se portait sur le regard de l’enfant (spectateur) sur son père, ce héros. L’œuvre d’une rare maîtrise et aussi sérieuse que rigoureuse avait comme principal mérite d’accorder sa confiance dans la croyance des spectateurs au spectacle et aux divertissements.
On ne va pas vous le cacher, mais c’est bien ce film qui nous a fait comprendre l’immense talent de son auteur. Si l’on défend avec passion, à quelques exceptions près (Le Dernier Maître de l’air) le cinéaste d’After Earth, on a tout de même longtemps imaginé une suite à Incassable d’autant plus qu’on gardait en mémoire la possibilité d’une trilogie évoquée par le cinéaste lui-même. Si M. Night Shyamalan a pu se reposer sur une bienveillante critique internationale pendant un temps, celle-ci s’est retournée contre lui au même moment où le public fit mine de s’y désintéresser. Après une traversée du désert, c’est évidemment chez Jason Blum que l’artiste a trouvé refuge. Si The Visit a été totalement produit sans le contrôle du nouveau Nabab, tout le film est construit pour rejoindre l’univers de Blumhouse. C’est sous la bannière de cette maison de production indépendante que le film a été vendu. Bien lui en a pris. Film à petit budget, The Visit fut autant un succès commercial que critique. Tel Samuel L. Jackson dans Incassable, M. Night Shyamalan déploya, alors son nouveau plan. La où il s’était appuyé sur la figure de Bruce Willis pour mettre en place la destinée David Dunn, il va se reposer sur les productions Blumhouse pour abattre la seconde carte de son grand dessein. Film à petit budget, totalement sous influence des homes invasions (spectrale ou physiques) si cher à Jason Blum et assumant une lecture politique, Split a bénéficié d’une couverture marketing digne d’un Paranormal Activity. Une fois en salle le spectateur, habitué au cinéaste et l’engouement des supers héros au cinéma, repère vite que sous ses airs de thriller fantastique, Split continu à poser les pierres des fondations de la trilogie super héroïque de Shyamalan. Beaucoup d’indices durant le film pousse effectivement à voir dans Split la naissance d’un super méchant. La présence centrale de James McCavoy dans le rôle du personnage aux multiples personnalités évoque son travail sur la figure du jeune professeur Xavier dans la saga X Men au cinéma. Le doute n’est plus permis lorsque quelques minutes avant la fin la musique d’Incassable (composée par le fidèle James Newton Howard, là où Split bénéficie d’une musique de West Dylan Thordson) se fait entendre. Si Incassable traitait de la construction d’un héros par un cerveau malade, celui de Mr Glass, mais aussi celui de l’artiste, Split traite du rapport compliqué qu’un cinéaste peut avoir dans l’acte de création avec ses partenaires, dont le producteur. Il a besoin de chaire pour construire son histoire et doit discuter avec une instance qui cherche à le contrôler pour le bien de la création. Pour éviter que la bête ne s’échappe, la psychiatre doit contrôler son patient. Il en va de même avec l’imagination débordante d’un artiste, surtout au cinéma, qui a besoin d’un certain contrôle, un regard extérieur pour éviter qu’il ne parte dans tous les sens. Avec Split Shyamalan a enfin le pouvoir de terminer sa réflexion sur les mythes modernes et la place du cinéma comme industrie, acte créatif et objet de divertissement de masse.
C’est effectivement tout l’objet de Glass que d’en finir avec ce grand projet. Face à ce nouveau film, il n’y a plus de mystère : l’heure est à l’affrontement. Celui qui était connu jusqu’ici pour ses pitchs mystérieux nous propose de dévoiler ses cartes, son nouveau film verra l’affrontement entre l’incassable et la bête. Le rôle de Glass n’est pas clairement identifié, mais il est perçu comme central, le film lui-même portant le nom de ce machiavel moderne. Si Shyamalan s’est identifié dans un premier temps aux esprits dérangés de sa trilogie, toute à la fois retord, sadique et maniaque au comportement passionnément schizophrène, il entame avec Glass un glissement.
C’est bien l’une de ses projections fictionnelles qui introduit le film, mais David Dunn tente très vite de prendre le contrôle de la fiction. 19 ans ont passé depuis la découverte de ses pouvoirs ; s’il vit dans l’ombre, il se croit unique et pense être capable d’être un justicier du quotidien. Ses envies de puissance sont illustrées par sa capacité de contrôle des images. En plus des visions lui permettant de démasquer les criminels qui l’envahissent, il a mis en place avec son fils un système piratant les vidéos surveillance de la ville. Entre Incassable et Glass, la technologie a évolué et tout le monde peut contrôler les images. Mais tout le monde n’est pas un hacker et encore moins l’Incassable qui a conscience du pouvoir des images. C’est ce dont vont prendre conscience ces jeunes blancs, version entertainment des gamins de Funny Games. Ces jeunes sadiques prennent plaisir à agresser des personnes au hasard en filmant leurs actes pour les mettre ensuite sur YouTube. David Dunn les repères et les traques, grâce au contrôle des vidéos surveillances, jusqu’à leur domicile. Cette première intervention de Dunn va être la matrice de Glass. Shyamalan prend acte d’une situation qui a évolué depuis Incassable, il met en scène une séquence qui démontre qu’il reste, en tant que cinéaste, maître de ce monde. Certes sa star à la capacité de comprendre les images et de les utiliser, mais cette dernière est consciente qu’elle n’est que l’outil du cinéaste. D’où l’importance des couleurs dans ce triptyque. Pour faire court, le monde d’Incassable est à dominante bleue, celui de Split est jaune et depuis le départ le mauve est associé à Mr Glass. Or, lorsque Dunn pense avoir le contrôle et être capable de rendre une justice expéditive, il décide de plonger le décor dans l’obscurité. La pièce est alors éclairée par les lumières de la ville : de jaune et de mauve. Couleurs des esprits dérangés de la trilogie, et associés à l’esprit créateur du cinéaste. Shyamalan a pris le contrôle de Bruce Willis, avec sa bienveillance. associé au bleu, l’Incassable adoptera le vert (jaune et bleu). Signe aussi que l’affrontement que l’on attend n’est peut-être pas celui auquel on croit.
Après un court combat anti-spectaculaire, le face à face entre la Bête et l’Incassable n’aura pas lieu. Ils sont tous les deux interceptés et internés dans un hôpital psychiatrique. La science le dit bien, les super pouvoirs n’existent pas, ce sont juste des cas cliniques, des mégalomanes, qu’il faut soigner. Là va se situer l’affrontement pour le cinéaste : son rapport à l’industrie cinématographique. C’est à ce moment qu’apparaît Samuel L. Jackson. Marqué par le temps et ses multiples cicatrices, son cerveau est ankylosé par les drogues fournies par l’hôpital dont il est l’otage. Les employés de l’hôpital psychiatrique l’infantilisent ou le maltraitent. La psychiatre en chef (Sarah Paulson), différente de celle de Split, ne cesse de vouloir rentrer dans son cerveau. On l’a vu Shyamalan voyait dans les personnages interprétés par Samuel L. Jackson (le technicien, monteur) et James McCavoy (le cerveau créatif) une projection de l’artiste. Il n’y a pas, dès lors, de mal à comprendre ce que peut représenter l’hôpital psychiatrique : l’industrie cinématographique. Les employés de l’hôpital, les cols blancs tentant d’influencer sur le devenir de la fiction sans avoir de considération pour l’artiste qui porte le projet. On peut voir dans l’image de la psy, celui tout à la fois du producteur bienveillant, que le dirigeant du studio qui souhaite un contrôle total de la fiction. Si la production d’Incassable a été classique, celle de Split ressemble à un assemblage de briques et de brocs entre plusieurs parties aux intérêts divers. Si l’on évoquait l’utilisation d’un extrait de la musique de James Newton Howard dans Split, c’est tout autant pour le choix artistique du cinéaste que pour mettre la lumière sur les luttes politiques et financières qui se sont déroulées lors de l’assemblage du film. Les droits du personnage de David Dunn autant que la musique d’Incassable appartiennent à Disney. Leur utilisation dans le second volet n’allait pas de soi. Les négociations furent tendues et Disney accepta de laisser ses droits à la condition d’avoir plus de contrôle sur le chapitre final. Alors que les films Blumhouse sont distribués à l’international par Universal, c’est aujourd’hui Disney qui s’occupe de celle de Glass. On peut comprendre Shyamalan: ces histoires complexes de droits et de montage financier rendent fou.
C’est l’atout maître de Glass, ce qui permet au film de conclure dignement cette trilogie. Glass ne propose pas au spectateur l’affrontement final, Glass est une origin story. la rencontre de ces êtres surnaturels et leurs combats, ne signifient pas que seuls le bien (l’Incassable) ou le mal (Split/Glass) peuvent vaincre à la fin. Non, Glass conclut une réflexion sur le parcours d’un artiste au sein de l’industrie cinématographique. Il tente de comprendre ce qui n’a pas fonctionné et ses réussites. Surtout, il s’agit avec Glass de prendre un nouveau départ et de faire évoluer son art vers d’autres supports. Le plan final est explicite, le projet du cinéaste n’est pas seulement de proposer un film qui peut être vu dans les salles de cinéma, son objectif est de réussir à nourrir de nouvelles croyances et de capter l’attention sur le maximum d’écrans. À l’ère de Netflix, qu’est-ce le cinéma pour Shyamalan ? C’est un récit vécu ou imaginaire retranscrit de façon audiovisuelle qu’un esprit mégalomane monte et enregistre pour que ces images, une fois imbriquées les unes aux autres, soient perçues comme crédibles. L’ambition d’un cinéaste populaire est que son récit soit cru par le public le plus large possible, quels que soient les supports.
Glass est un film réalisé par M. Night Shyamalan avec James McAvoy, Bruce Willis, Samuel L. Jackson, Anya Taylor-Joy, Sarah Paulson, Spencer Treat Clark, Charlayne Woodard
Glass, le dernier film de M. Night Shyamalan, est presque un anti-blockbuster, et j’admire son engagement à ne pas se soucier de ce que vous en pensez.