Secoués de terreur, les festivaliers cannois découvraient en 2016 avec stupéfaction The Last Face, insupportable croûte auto-satisfaite commise par Sean Penn, mélo rance d’une indécence quasi comique sous fonds de guerre en Afrique et problèmes de cul chez les humanitaires. Flop mémorable accompagné de torrents de huées en projection officielle, le film marqua tellement l’Histoire récente de Cannes qu’il conduisit le Festival à retravailler ses plannings pour permettre aux séances de gala/tapis rouge, les plus importantes en termes d’image, de se dérouler avant ou pendant les projections presse organisées à côté dans les salles Debussy et Bazin. Cinq ans plus tard, à peine échaudé par ce plantage mémorable, Thierry Frémaux semblait bien prêt cette année à opérer une réconciliation entre Cannes et Sean Penn, en sélectionnant une nouvelle fois en compétition le dernier film de l’acteur/réalisateur, Flag Day.
Le Flag Day, qui se déroule le 14 juin pour célébrer l’adoption du drapeau Stars & Stripes comme drapeau officiel des Etats-Unis en 1777, est aussi la date d’anniversaire de John Vogel, entrepreneur bidon, arnaqueur professionnel, braqueur et faussaire dont la vie fut retranscrite par sa fille Jennifer dans un livre autobiographique, Film-Flam Man : The True Story of my Father’s Counterfeit Life. Cette relation père-fille constitue le cœur de Flag Day, qui retranscrit à l’écran la relation d’amour-répulsion qui a uni l’autrice et son géniteur durant toute sa vie. Et pour prolonger encore son approfondissement de la question, Sean Penn a même choisi de caster sa fille Dylan, née de son union avec Robin Wright, pour reprendre le rôle de Jennifer Vogel (son fils Hopper joue lui aussi dans le film, dans un rôle nettement plus mineur).
Récit d’une relation paternelle qui n’était en réalité que le miroir des manipulations et combines foireuses de John Vogel, Flag Day s’avançait sous des auspices nettement plus prometteurs que le précédent long-métrage de Penn. Les premiers retours critiques des séances ultra secrètes réservées en matinée aux grosses rédactions nationales et internationales faisaient état d’un retour modeste et intimiste, pile-poil ce qu’on espérait après la Bérézina d’il y a cinq ans. Ça y est, Sean Penn était vraiment de retour, et on allait enfin pouvoir reparler de cinéma en évoquant le nom de celui qui reste l’auteur de quelques belles pellicules des années 80/90 (Indian Runner, The Pledge…).
Le problème c’est que le château de cartes qu’est Flag Day s’effondre en à peine dix minutes. Dès le départ, on comprend que quelque chose cloche. Pas dès le carton d’ouverture (ici c’est d’ailleurs le carton de clôture du film qui provoqua l’hilarité de la salle), mais rapidement quand même. Après un face-à-face prometteur avec Regina King (que, léger spoiler, on ne reverra quasiment jamais du film comme quelques autres grands noms sacrifiés, de Josh Brolin à Eddie Marsan), le film se lance dans une évocation dans la jeunesse de Jennifer Vogel, porté par des images sépia, des montages au format Super 8, des accords folk et la voix suave de Dylan Penn. Rien de renversant mais rien de bien anormal non plus. Le problème, c’est que Flag Day n’est quasiment que ça, et en permanence.
Le film de Sean Penn ne fait en réalité qu’accumuler laborieusement une succession de gimmicks éculés, parfois à la limite de l’insupportable. Assez de guitare folk ! Assez de Super 8 ! Assez de voix-off ! Symbole des gros soucis d’écriture et de caractérisation du film, le premier acte de Flag Day nous plonge dans la jeunesse des enfants Vogel, à l’époque où leurs parents se séparent. Si l’ensemble ressemble à ces drames comme le cinéma américain les aime où le cœur de l’Amérique se sépare entre mères alcooliques, pères indignes et truands et tontons en marcel gris tâché de sueur et de cambouis (d’excellents films se sont construits dessus), John Vogel se voit affublé d’une curieuse obsession pour la musique classique, et particulièrement les sonates de Chopin. Qu’un type du fin fond du Minnesota aime la musique classique est une chose, louable. Que ce point soit répété scène après scène pendant vingt minutes en occasionnant des répliques aussi mémorables que « Gimme my Chopin disc back, you bitch ! » en est une autre, comme si on se retrouvait plongé dans ces sketchs du SNL qui commencent comme des courts-métrages sérieux jusqu’à ce qu’un personnage vienne casser l’ambiance avec un thème répété ad nauseam.
Ad nauseam, tel est l’expression la mieux indiquée pour retranscrire le sentiment étrange qui a traversé la projection de Flag Day. Toutes les scènes semblent se ressembler tant l’écriture, mécanisée à l’extrême, n’arrive pas à se renouveler. Les scènes d’engueulade sont les mêmes, les crises de pleurs sont les mêmes, les montages sépia sont les mêmes, les guitares folk sont les mêmes. Rien de ce qui nous est montré semble former un ensemble cohérent qui viendrait sauver les sorties de route stylistique (la bande-son notamment est une catastrophe absolue, incapable de coller à ce que les images semblent vouloir dire).
Difficile dans ces conditions de véritablement juger ce qu’essaie de proposer Sean Penn et ses acteurs. Dylan Penn par exemple, montre de jolies prédispositions d’actrices pour son premier grand premier rôle au cinéma, mais constamment ruinées par les sempiternelles scènes de tension dramatique qui se terminent par les mêmes cris, les mêmes pleurs, et même les mêmes expressions faciales. L’idée de ne pas évoquer de manière frontale les méfaits de John Vogel et de passer plutôt par la voie détournée de la tromperie familiale était sur le papier une très belle idée, sauf que le réalisateur ne met rien de substantiel derrière pour compenser.
On traverse donc Flag Day effaré d’incompréhension devant un tel échec artistique, un échec dommageable et pas du tout souhaité contrairement à ce que peuvent penser les défenseurs du film, dont l’avis est tout à fait entendable. Certains critiques en séance presse se sont-ils payé la tête de Sean Penn dès les premières minutes en rigolant devant les maladresses du film ? Sans doute. Mais quand le réalisateur se vautre de nouveau dans certains laïus moralisateurs, qui culminent dans une grotesque scène centrée sur la valeur et la conception du métier de journaliste (on ne la fait pas à une salle entière constituée de journalistes culturels dans le monde de la presse en 2021 hein), on ne peut pas s’empêcher de se dire que le retour de Sean Penn sur la Croisette avec un film pareil a tout du cadeau empoisonné. Et que parfois la seule manière de figurer la brutalité des critiques cannoises envers ses petits artisans américains est d’imaginer l’amour impossible entre un père… et sa fille.
Flag Day de et avec Sean Penn, Dylan Penn, Kathryn Winnick…, sortie en salles prévue le 22 septembre