Le genou d’Ahed : baffe politique

Comment parler de son pays quand on le déteste autant qu’on l’aime. Pour commencer à répondre à cette question Nadav Lapid utilise une astuce qui n’est pas inédite : se faire représenter par un alter-ego dans son œuvre. Le genou d’Ahed s’ouvre donc sur un casting organisé par un réalisateur nommé Y. (K. était déjà pris), reconnu dans son pays. Son objectif : trouver la future actrice qui incarnera Ahed Tamimi, figure du combat pour les droits des palestiniens (dans la vraie vie). Le réalisateur, incarné par Avshalom Pollak s’apprête donc à tourner un film hautement politique et subversif. Mais de ce film, il sera finalement très peu question dans Le genou D’Ahed. En effet, Y. prend l’avion pour assister à une projection d’un de ses films précédents dans un petit village lointain, aux portes du désert. Il y rencontre Yahalom, responsable des bibliothèques au ministère de la Culture et représentante d’un gouvernement que Y. déteste viscéralement.

Pendant que la caméra, qui semble incontrôlable, virevolte entre les différents éléments du décor, se crée un petit jeu du chat et de la souris entre les deux personnages. Y. semble se prêter au jeu tout en ayant conscience du ridicule de la situation. Un élément met le feu aux poudres. On lui demande de signer un formulaire limitant les sujets qu’il a le droit d’aborder lors des questions-réponses. Cette demande est directement inspirée de la vie de Nadav Lapid à qui l’on a demandé de remplir un formulaire similaire lors d’une projection de L’infirmière. Son alter-ego, Y., est révolté par cette forme de censure mais ronge son frein… jusqu’à éclater dans une diatribe d’une puissance incroyable. Dans la bouche de Y. jaillissent les mots profondément ancrés en lui et qu’il n’a plus le droit de dire. Sa haine de ce qu’Israël est devenu, sa haine du gouvernement, de sa politique, sa haine du traitement infligé aux Arabes, sa haine d’une culture contrôlée, surveillée et officielle. La scène est d’une intensité inouïe. La caméra s’approche et on ne voit plus qu’une bouche éructer sa colère. Difficile d’imaginer une apostrophe plus directe de Nadav Lapid à son pays. Il lui hurle littéralement dessus. Le spectateur est saisi. Tant de courage, de force, d’intelligence, de sincérité, de douleur et de rage, on n’est plus habitués.

Difficile de détacher ce film profondément personnel de son réalisateur et de son pays (Y et Nadav Lapid partagent également la même souffrance de savoir leur mère mourante). Et pourtant une telle claque, ne peut que nous interroger. A l’heure de la chasse aux séparatistes et aux ennemis de la République, quand dans les partis de droite et de gauche on entend la petite musique du nationalisme et des procès d’intention, on se demande comment aurait été reçu un film se permettant une telle charge contre le gouvernement, en France. On aimerait bien voir ça d’ailleurs. En espérant que des Nadav Lapid se cachent dans la jeune génération des réalisateurs et réalisatrices de notre beau pays.

En attendant, on admirera le courage du réalisateur israélien. Le genou d’Ahed n’a pas l’inventivité de son précédent film Synonymes. Même si une scène racontée de manière entrecoupée dans un bunker au Liban nous rappelle les capacités du réalisateur à faire surgir la folie en un instant. Mais il a une force et puissance qu’on croise rarement. Le film s’ouvre sur une image de genou. On se croirait pendant deux secondes chez Rohmer. Mais le genou s’agite et se secoue violemment au rythme d’un morceau de rock. Pas question d’attendre que Brialy vienne poser sa main ici. Dans Le genou d’Ahed, on se lève et on hurle. Difficile de penser que des réalisateurs comme Spike Lee ou Kleber Mendonça Filho sont restés indifférents…

Le genou d’Ahed de Nadav Lapid avec Avshalom Pollak et Nur Fibak

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