Samedi 16 novembre, c’était le premier jour du week-end anniversaire des Gilets Jaunes. Le Préfet Lallement et ses troupes ont toute la matinée taquiné les premiers manifestants, ainsi que les journalistes sur place. À 10 h à peine, les premières grenades lacrymo étaient balancées. Plus tard, Place d’Italie, à quelques minutes du départ de la manifestation, après que la place se soit remplie de manifestants, le même préfet décida de nasser tout le monde puis d’interdire la manifestation. En plus de tirs de LBD40 et de GLIF4, d’autres nuées de gaz lacrymo ont envahi la zone, provoquant une hécatombe d’évanouissements et de crises de panique. Si vous n’avez jamais eu la sensation d’étouffer au point d’être persuadé d’en mourir, continuez ainsi, on vous déconseille l’expérience. Toujours est-il que la situation en a énervé quelques-uns, un certain nombre a décidé d’en découdre avec la Maréchaussée, d’autres ont préféré forcer le dispositif militarisé. Ce sont ces derniers qui ont ouvert la voie à une manif sauvage qui comme par hasard a fait une halte aux Forum des Halles. Là où nous avions rendez-vous avec l’un des plus grands cinéastes en activité: Klebert Mendonça Filho. Alors que les Brav mettaient en scène un remake en live de Dans la Brume autour de nous, on a posé quelques questions au cinéaste avec encore un peu de lacrymo dans les bronches :
Nous sommes au Forum des Images, et comme chaque année c’est la saison du cycle Un état du monde. Cette fois-ci, le Brésil est à l’honneur. Quel est votre regard sur l’état du monde ?
J’ai 50 ans maintenant et je ne me souviens pas d’avoir vu autant de contradictions dans le monde. Auparavant, c’était des contradictions qui étaient toujours là. On assiste à des moments très productifs : écrire, faire des films. Car, justement, il y a beaucoup de tension dans l’air. Cette tension vient d’une amnésie collective, au Brésil, en Europe. Une amnésie sous le signe de la stupidité. C’est très impressionnant. Au Brésil, par exemple, nous sommes confrontés à un débat sur l’éducation. Je ne pensais pas que cela pouvait être un sujet de débat en 2019. L’état du monde aujourd’hui est absurde. Lorsque j’écrivais Bacurau, que j’ai commencé en 2010 avec Juliano, j’avais beaucoup d’idée que je commençais à réunir en m’inspirant des informations. Mais la réalité a rattrapé le scénario. Et nous avons dû augmenter le niveau d’absurdité. C’est comme une machine que l’on peut tuner, dont on peut augmenter l’intensité. On imaginait des conséquences, mais pas à ce point-là !
On observe dans vos films comme une évolution dans le rapport qu’entretiennent les différentes générations. Les Bruits de Recife voit les générations se croiser. Dans Aquarius, elles s’opposent. Paradoxalement, Bacurau, votre film le plus sombre décrit une communauté intergénérationnelle enfin soudée. Est-ce intentionnel ?
J’écris actuellement une introduction à un livre, un ouvrage qui va réunir les trois scénarios. Pendant la promotion de Bacurau, les débats qu’il y a eu autour de mes films, toujours assez théâtraux d’ailleurs, m’ont fait comprendre qu’il y avait une montée en ton progressive de film en film qui est intimement lié au Brésil. Au moment de Les Bruits de Recife, le Brésil avait acquis une certaine stabilité. C’était la fin des années Lula. Mais on sentait, tout de même, une certaine tension dans l’air. Dans Aquarius, le Brésil a commencé à sortir de la route de la démocratie. Les conversations, y étaient, alors, plus dramatiques. Je me suis vu, à l’époque, en train d’écrire des situations que jamais je n’aurais pensé écrire au moment des Bruits de Recife. Ces débats avec ces gens qui crient. Puis le Brésil a continué à dégringoler, ce que traduit Bacurau. Mais je ne pense pas que cela soit une question de génération. Le neveu de Clara (dans Aquarius), par exemple : il est très jeune, son amie est également très jeune. Mais ils proviennent d’une autre école de la vie. Tout comme les personnages de Les Bruits de Recife. Ce sont seulement des personnalités très différentes. Dans Aquarius, ce sont des personnalités très pragmatiques, Clara défend son appartement, les autres pensent à l’argent que pourrait rapporter la destruction de l’immeuble. Donc je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question de génération. Dans Bacurau, c’est une dystopie, mais pour y arriver il fallait une utopie. Et l’utopie de Bacurau n’est pas si impossible à cette échelle : il n’y a pas plus de 80 personnes. J’ai vu un film récemment, un film de Bergman (A travers le miroir ndrl), qui se déroule sur l’île Farö, où le cinéaste a décidé de vivre. C’est l’histoire d’une femme, sublime, qui déclare aimer tout le monde, mais elle connaît seulement quatre personnes. Bacurau c’est un peu la même chose : c’est une communauté parfaite, parce qu’il y a très peu de gens. S’il y avait 150 personnes, ça commencerait à être compliqué. Mais pour moi, c’est très important que cette communauté fasse partie de quelque chose de beaucoup plus grand. C’est une chose très claire dès les débuts du film où je zoome à partir de l’hémisphère jusqu’à la communauté. Un peu comme l’introduction des albums d’Asterix, ce village que l’on distingue grâce à une loupe. La situation au Brésil est tellement catastrophique, que cela rend les gens malades et les pousse à se réunir pour être ensemble et tenter de continuer à vivre.
Vous ne rejetez pas une lecture politique de vos films. Mais pensez-vous que le cinéma puisse faire évoluer les mentalités ?
Oui et non. Bacurau est passé à Cannes. Réaction immédiate de la presse brésilienne et internationale, qui a tout de suite considéré le film comme un reportage sur la situation au Brésil. Mais ce n’est pas le cas. C’est un film de fiction. Un western, un film d’horreur réalisé par des Brésiliens. C’est une façon de s’emparer du Brésil, pour tenter de comprendre ce qu’est devenu le pays, d’une façon juste, mais qui n’est pas vraiment la réalité. Mes films tentent de transmettre avec précision, surtout, une atmosphère correspondant à un moment donné vécu par le Brésil. J’ai un exemple intéressant à vous donner : Baisers volés de François Truffaut qui a été tourné dans les tumultes de mai 68. Pourtant il n’y a rien dans ce film qui permet de comprendre ce qui s’est passé en 1968. C’est intéressant, mais c’est aussi étrange. Et c’est ce qui hante le cinéma de Philippe Garrel, qui revient toujours sur ce paradoxe. Le cinéma peut refléter une époque, mais peut aussi passer outre. Bacurau n’est pas un portrait du Brésil sous Bolsonaro. Mais Bacurau est un portrait du Brésil sous Bolsonaro. Il n’y avait aucune intention de le faire, mais il a des choses réelles qui traversent le film. Mais je n’arrivais pas à dire que c’était le cas. C’est très confus. Je ne voudrais pas faire de reportage, mais mon dernier court métrage prend la forme d’un reportage en réalité. On m’a appelé, on m’a demandé une commande. Réaliser un registre d’une équipe de Recife. C’est un point de vue personnel sur la coupe du monde de foot au Brésil situé à Recife. Mais cela n’a rien avoir avec Bacurau. Bacurau est une fantaisie construite sur la réalité. C’est difficile d’écouter une personne qui voit le film comme un reportage, et d’aller dans son sens, alors que ce n’est pas le cas.
Parlons technique. Dès vos courts métrages jusqu’à vos longs métrages vous n’hésitez pas à utiliser divers supports d’enregistrement. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le choix d’utiliser soit de la pellicule, soit un support numérique ?
Je viens de la vidéo, les années 80. À cette époque, il s’est passé une séparation dramatique entre les cinéastes qui tournaient en pellicules et ceux qui ne l’utilisaient pas. La pellicule avait une aura de prestige. À l’époque, je faisais des vidéos, et lorsque j’étais invité dans des festivals on me logeait dans des hôtels de seconde zone, mais mes collègues qui tournaient en pellicule étaient invités dans des hôtels 5 étoiles. Pourtant nous faisions tous des courts métrages. Mais moi, je faisais des vidéos. Ensuite, j’ai eu accès à des fonds publics. J’ai du coup voulu travailler en pellicule. Non pas pour être logé dans des hôtels 5 étoiles, mais pour me confronter à ce support qui était le format noble à l’aube des années 2000. Puis la technologie numérique est arrivée, et c’est devenu quelque chose de normal. Mais Les Bruits de Recife a été tourné en pellicule et c’était un véritable plaisir, incommensurable. J’ai tiré 23 h de pellicules et j’ai adoré. J’ai voulu réitérer l’expérience avec Aquarius. Mais je n’ai pas pu le faire. Puis les labos ont fermé. J’étais très triste. Tout à coup, tourner en pellicule est devenu quelque chose d’excentrique. J’ai récupéré 63h en numérique à l’occasion de ce dernier film. C’est la même chose pour Bacurau. C’est étrange, car j’ai utilisé des objectifs américains Panavision qui datent des années 70, mais il est impossible de filmer en pellicule. Car sans labos, on doit les envoyer au Mexique, à Paris ou encore à Berlin. C’était donc impossible. Cependant, l’Alexa, la caméra que j’utilise dorénavant est merveilleuse. C’est une excellente caméra. Je suis très satisfait du numérique. Évidemment, j’adorerais avoir le choix, mais c’est n’est plus le cas. Ou bien si je décide de travailler sur des budgets plus importants et qu’on utilise de la pellicule 70 mm. Ça, c’est bon (il le prononce en français). Mais ce choix serait excentrique.
Cette façon d’imbriquer du matériel des années 70 et des outils contemporains est un peu à l’image de votre cinéma qui emprunte beaucoup au cinéma des années 70-80 pour tenir un discours très actuel.
Ma génération le fait oui, et l’on peut le voir dans de nombreux films. Dans le cinéma contemporain, c’est assez clair que l’on rend hommage à la filmographie qui nous a éveillés au cinéma. C’est avec ce cinéma que l’on était formé. C’est quelque chose qu’on retrouve aussi chez les écrivains et les musiciens. Pour moi, cela est tout à fait normal d’y faire allusion. Mais évidemment, je ne vais pas faire des films sur les années 70, puisqu’on est en 2019. C’est très bizarre ce mélange de sensibilité, parfois démodée, avec le marché d’aujourd’hui et c’est intéressant. À l’époque, le récit pouvait mettre du temps à s’installer, là où aujourd’hui les films commerciaux peuvent aller droit au but. Le public est habitué. Sur la question du montage aussi. De mon côté je pense à Carpenter, je pense aussi au chef opérateur Vilmos Zsigmond. Pour moi, fonctionner selon les principes des cinéastes qui m’ont inspiré durant mon enfance ou mon adolescence, c’est quelque chose de naturel.
Comment voyez-vous le cinéma brésilien aujourd’hui par rapport à la situation actuelle ? Comment voyez-vous votre avenir comme cinéma brésilien, au Brésil ?
Le cinéma brésilien traverse aujourd’hui un des meilleurs moments de son histoire. C’est la conséquence du travail des politiques publiques qui ont été mises en place. Il y a eu des opportunités pour que beaucoup de gens puissent filmer. Il n’y a jamais eu une année comme celle-ci au Brésil avec autant de possibilités de montrer nos films : Cannes, Berlin, Locarno. Et l’on vient tous avec des films importants, avec aussi bien des films populaires que des films d’arts et d’essai. Il n’y a pas ce snobisme qui existe au Brésil, ce fossé que l’on trouve là-bas. Et puis maintenant on assiste a un moment de destruction. Il y a une envie de détruire le cinéma brésilien, et avec beaucoup de joie. Mais ce n’est pas la première fois, ce n’est pas inédit, cela s’est déjà déroulé dans les années 80. Et à l’époque, il n’y avait pas autant d’outils pour filmer, cette démocratisation des outils numériques. Du coup, bien qu’on soit confronté à un moment très difficile, on ne peut pas savoir ce qu’il va se passer vraiment.
Photo d’illustration : copyright Forum des images