On vous l’avoue, on connaît davantage Lili Fini Zanuck comme productrice. Celle de films grands publics comme Cocoon (Ron Howard), mais surtout des films plus estimables comme Miss Daisy et son chauffeur (Bruce Beresford), Jugé Coupable (Clint Eastwood) et surtout pour l’excellent mais trop méconnu Le Règne du Feu (Rob Bowman). Nous étions donc passés à côté de sa passion pour Eric Clapton (dont elle a produit la captation d’un concert de charité en 2000) et à côté de son passage à la réalisation avec Rush (1991) dont le musicien a composé la bande originale. Les liens qu’elle a fini par tisser avec l’auteur de « Tears in Heaven » se ressentent ici à chaque instant. À la limite, on pourrait presque le lui reprocher tant Eric Clapton: Life in 12 Bars ne s’attarde pas sur l’acte créatif chez Clapton pour privilégier une œuvre quasi psychanalytique de la personnalité torturée de son ami. On le sait, difficile de faire son analyse lorsque le psy que vous consultez est un proche. Toute une partie de l’œuvre de Woody Allen tourne autour de cet échec.
Pour ceux dont l’œuvre de Zanuck et Clapton n’a plus de secret, Life in 12 bars est une sorte de petit bonbon qui doit procurer un certain plaisir. Ils comprendront mieux que personne pourquoi la cinéaste se refuse à transformer son documentaire en hagiographie. Pourquoi on ressent chez elle un intérêt quasi entomologique à scruter l’artiste dans sa consommation de drogues. L’addiction semble en effet questionner la réalisatrice. Life in 12 bars est loin d’être la description romantique d’une success story mythifiant le rock selon les principes célèbres du sex and drugs. Chacun a sa façon d’apprécier une œuvre, notre rapport à Clapton est clair : ses meilleurs moments se situent lorsqu’il bossait avec The Yarbirds, puis lorsqu’il a réussi à tirer un trait sur ses addictions. Ce sont, sans doute, ces moments qui sont dans le documentaire les plus intéressants : montrer comment la drogue sous toutes ses formes (et en particulier l’alcool et l’héroïne) a fait ressortir la violence qu’a toujours eu en lui Éric Clapton.
Autant vous le dire, Life in 12 bars n’est rien de moins que le portrait de la masculinité toxique hypertrophiée par la consommation de drogues et du succès. À la sortie du film sur nos écrans, le documentaire avait fait parler de lui. Il inscrit, en effet, dans son récit des images qu’on a longtemps préféré oublier : ses apostrophes racistes au public sur la scène de l’Odeon Theater de Burningahm en aout 76. A la vision du documentaire on se souvient que la carrière solo du musicien est jonchée d’anecdotes faisant de l’artiste — pardonnez-nous l’expression — un sombre connard. Un type qui peut être puant autant avec le public, qu’avec ses amis, et d’une certaine manière avec ses amours dont on comprend qu’il les considère un peu comme sa propriété. Le trio amoureux qui s’installe entre lui, son ami George Harrison et la femme de ce dernier, Pattie Boyd est a ce niveau fascinant de complexité. La cinéaste n’oublie pas de souligner la force admirable de l’égérie pop face aux deux hommes. Comment ne pas comprendre qu’elle fut l’inspiratrice de grands titres de ces artistes? On lui doit « Something« , « I Need You » des Beatles écrite par George Harisson et plus tard « Isn’t It a Pity » lorsqu’il était en solo. On lui doit également la plus célèbre chanson d’Eric Clapton, « Layla » et bien d’autres comme « Wonderfull Tonight« , « Pretty Girl » ou encore « Old Love« .
Ce qui fait tout le sel de l’axe choisi par la cinéaste c’est la personne qui est à l’origine du documentaire : Eric Clapton lui-même. En demandant à son amie de scruter sa psyché, il recherche une certaine rédemption. Raconté à la première personne, le film ne cherche aucune excuse à l’homme qu’il a été. C’est parce qu’il connaît Lili Fini Zanuck et son regard sur les addictions qu’il exige que cela soit elle et personne d’autre qui revienne sur sa vie. On ne peut que saluer l’honnêteté de l’ex-leader de Cream. Cette honnêteté ne peut qu’émouvoir quand vient le point de bascule du film et de la vie d’Eric Clapton : la mort accidentelle de son fils de 4 ans. Alors qu’il était en train de se sevrer de l’alcool, la disparition de son enfant va paradoxalement le pousser à reprendre le contrôle de sa vie. Et si la cinéaste s’épanche peu sur les créations de l’artiste, toute la fin de Life in 12 bars revient aux origines du dernier chef d’œuvre d’Éric Clapton : « Tears in heaven ». Hommage bouleversant à son fils Connor. Cette fin, quelle que soit sa force ne fait pas oublier la faiblesse de l’ensemble dont l’aspect film de famille l’empêche de rejoindre les grands documentaires sur le rock. Il y a pourtant quelques moments de cinéma, en dehors des scènes de prise de drogues. S’il fallait en retenir un seul, on citerait ce merveilleux premier plan tiré d’une vidéo selfie provenant d’un smartphone de Clapton où ce dernier, au bord des larmes, rend hommage à B.B. King dont il vient d’apprendre la mort. Lorsqu’arrive le générique de fin, on comprend alors qu’il s’agit aussi pour Eric Clapton d’offrir ici son dernier témoignage.
Eric Clapton : Life in 12 bars de Lili Fini Zanuck. Sortie DVD – Blu-ray le 6 novembre 2019.