Visage émergent du cinéma d’auteur brésilien, Kléber Mendonça Filho est aussi l’un des nouveaux chouchous du Festival de Cannes. En 2016, son Aquarius électrisait de ses fulgurances visuelles (ces jeux d’échelles, mon dieu !) le Festival, à travers le beau portrait d’une septuagénaire qui refusait de quitter l’appartement de sa résidence tout juste racheté par un promoteur immobilier. Déjà à l’époque, à l’aune de la réalité du Brésil de l’époque, ensablé dans les scandales de corruption notamment dans le secteur immobilier (une des multiples ramifications du scandale Petrobras ayant emporté le président Michel Temer), Mendonça Filho questionnait le lien des Brésiliens avec leur histoire, et la mémoire de leur communauté.
C’est ce sillon que le cinéaste creuse dans son troisième long-métrage, son deuxième présenté en Compétition officielle sur la Croisette, et qu’il co-signe avec son chef décorateur, Juliano Dornelles, dont l’influence visuelle est telle qu’il se retrouve ici crédité comme co-réalisateur. Sauf que le Brésil de 2016 n’est plus celui de 2019. L’élection du sympathisant fasciste Jair Bolsonaro a redistribué les cartes et plongé le pays dans une ère d’incertitude, marqué par une violence politique exacerbée, la persécution de certaines populations défavorisées, ainsi qu’une exploitation sans vergogne des ressources naturelles par les conglomérats industriels, au mépris des fragiles écosystèmes du pays.
Dystopique du Capricorne
Bacurau nous plonge dans un futur proche, à peine distant de nous de quelques années. Bacurau est un petit village perdu au fin fond de la région du Serido, ces vastes plaines semi-arides du nordeste brésilien, à la frontière de la forêt amazonienne. La communauté vit depuis des années en autarcie, malgré la pénurie d’eau qui touche les alentours depuis que le gouvernement a tari le fleuve en amont. L’eau est devenue source de conflit dans la région, alors que Bacurau se prépare à dire au revoir à sa doyenne, Carmelita, décédée à 94 ans. Alors que les villageois font leur deuil, ils découvrent que leur village a mystérieusement disparu des cartes du monde, et que les événements inquiétants se multiplient autour d’eux.
Difficile d’effleurer le sujet du film sans souligner que la disparition évoquée est autant cartographique que métaphorique, et que la dystopie présentée n’est ici qu’une version anamorphosée du Brésil fantasmé de Jair Bolsonaro. Bacurau est littéralement aux yeux des autorités un village à rayer de la carte et à faire disparaître par tous les moyens. Ses habitants représentent le caillou dans la chaussure du bolsonarisme, ami des multinationales de l’agro-business, à l’image des peuples amazoniens qui tentent difficilement de sauvegarder leur habitat (le bacurau désigne au passage dans la langue du bolsonarien Neymar un petit oiseau nocturne, particulièrement agressif quand on l’attaque, appelé engoulevent par chez nous).
Le Trump brésilien a ouvertement dans ses discours déclaré la guerre aux populations autochtones d’Amazonie, qui bloquent ses politiques d’exploitation forestière massive. Comment ne pas voir dans les événements de Bacurau le spectre de ces milices de nervis si proches du régime de Bolsonaro ? Mendonça Filho, ancien critique et journaliste, figure culturelle de l’anti-bolsonarisme, fait partie de ceux qui avaient notamment rendu hommage à la députée Marielle Franco, conseillère municipale de Rio de Janeiro et figure des mouvements LGBT au Brésil, assassinée en mars 2018 par deux policiers liés au clan Bolsonaro.
Les Combattants
Certes, Bacurau emprunte la voie de la science-fiction pour porter son propos, mais réutilise surtout le cadre politique du western pour construire son film. Bacurau a ses indiens et ses cowboys, ses fusillades, ses étendues à perte de vue. C’est surtout un village qui symbolise l’antithèse du Brésil promu par Bolsonaro : celui des déshérités, des exclus, des personnes trans. C’est en cela que derrière son vernis, la réalité glaçante que dépeint le film de Kléber Mendonça Filho et Juliano Dornelles nous frappe avec autant de force : parce que l’on comprend que ce qui s’y joue est très certainement déjà en train d’arriver quelque part à des milliers de kilomètres d’ici. Est-ce également innocent que le « nazi » du film (Udo Kier, impérial, auquel Mendonça Filho rend hommage en une boutade à ses nombreux personnages de nazi sur grand écran) soit un Allemand depuis naturalisé américain ?
Mais Bacurau n’est pas qu’un brûlot politique. C’est aussi un fourmillement permanent d’idées de mise en scène, un film qui n’a pas peur de jouer constamment le contre-pied, exposant à chaque scène une nouvelle trouvaille : un drone-soucoupe, des motards en combi fluo, un commando de ricains tout droit sorti d’un DTV cradingue des années 2000, des naturistes qui savent bien cacher son jeu… Peu importe son aspect décousu et ses quelques rares longueurs, Bacurau est un film flamboyant, un film de révolutionnaire dans l’âme, qui gratte aux entournures, qui sort de son confort le festivalier. C’est enfin un magnifique plaidoyer pour l’entraide locale, à travers une galerie d’acteurs tous épatants, où l’on retrouve notamment le duo Sonia Braga – Barbara Colen, qui incarnaient les deux âges de la Clara d’Aquarius. La première nous offre notamment une des plus belles scènes de ce début de Festival, une magnifique rencontre de cinéma rythmée de manière aussi improbable que jouissive au son de True de Spandau Ballet (Aquarius rendait en son temps hommage à Queen, à croire que Kléber Mendonça Filho et moi partageons les mêmes playlists).
Il sera sans doute très difficile de trouver film aussi actuel que Bacurau dans cette compétition cannoise, qui dessine décidément pour ses premiers jours une ligne directrice thématique extrêmement dense, homogène, et très excitante. L’enthousiasme général autour de cette sélection n’est pour l’instant pas retombé, et ce qu’on espère désormais, c’est que Bacurau ne prenne pas la même route qu’Aquarius, reparti bredouille de Cannes il y a trois ans. Si on pouvait au moins décrocher des victoires politiques dans les salles de cinéma…
Bacurau, de Kléber Mendonça Filho et Julio Dornelles, avec Sonia Braga, Barbara Colen, Udo Kier…, en Compétition Officielle, en salles le 25 septembre prochain.