Parce que cela semble être devenu la nouvelle mode chez les producteurs depuis quelques années, comme La Guerre des Boutons ou Le Livre de la Jungle, on a donc droit à quelques semaines d’intervalle à deux Breivik sur grand écran (ndlr : personne n’oublie Armaggedon et Deep Impact !). Ou plutôt sur deux types d’écrans différents, on va pas chipoter. Si en décembre, c’est l’Utoya, 22 juillet d’Erik Poppe qui débarquera dans les salles de cinéma (Dont on vous en a déjà dit le plus grand bien), c’est bien Netflix qui dégaine la première avec Un 22 juillet en ce début octobre. Et derrière la caméra, ce n’est ni plus ni moins que Paul Greengrass qui vient se replonger dans un de ses exercices préférés : prendre avec sa caméra le pouls des hommes confrontés aux grands traumatismes de l’histoire récente.
Ici, c’est donc le double attentat commis par Anders Breivik le 22 juillet 2011 qui retient son attention. Véritable creuset de réflexion sur les crispations identitaires, cet événement tragique avait conduit à la mort de 8 personnes suite à l’explosion d’une bombe artisanale devant un immeuble gouvernemental, puis de 69 jeunes militants travaillistes venus du monde entier, massacrés à coups de fusil mitrailleur sur l’île d’Utoya au sud de la capitale. Un attentat prémédité et au motif politique, lui qui voyait dans les travaillistes des traîtres à la nation et l’histoire norvégienne, des marxistes vendus au globalisme et à l’immigration de masse. Pour justifier ses actes, il avait d’ailleurs au préalable rédigé un manifeste politique de plus de 1500 pages, le manifeste 2083, un objet assez fascinant dont les échos qu’on a pu en avoir au fil des ans mériteraient qu’on lui dédierait un film entier.
Souviens-toi l’été dernier
De ses premiers films pour la télé anglaise à ses blockbusters hollywoodiens, Greengrass a ciselé son style chéri de la caméra à l’épaule dynamique et du montage syncopé, imposant ce qui fut encore jusqu’à il y a peu un vrai standard du cinéma d’action. De manière assez surprenante, ce style n’est ici convoqué que sur la première heure, qui relate le récit des deux attentats commis par Breivik, notamment en expliquant comment, en se faisant passer pour un policier, il a pu duper la crédulité de tout le monde et embarquer à bord d’un ferry pour l’île d’Utoya, où se terminera son périple meurtrier. On y retrouve la patte Greengrass, cette espèce de froideur quasi documentaire qui s’accommode ici plus souvent de l’usage du plan large. Un usage réfléchi, servant à désamorcer toute forme de pathos et à souligner l’approche mécanique de Breivik.
Cette première heure est à coup sûr la plus réussie, même si on se surprend à découvrir un Greengrass tout aussi à l’aise dans un deuxième acte plus intimiste et pudique, où il ausculte avec une certaine acuité aussi bien les corps de ceux qui doivent se reconstruire que l’hébétude d’un pays qui doit réapprendre à vivre en se demandant que faire d’un monstre aussi envahissant que Breivik. La suite de cette critique sera volontairement beaucoup plus centrée en longueur sur des points négatifs car ceux-ci méritent d’être discutés en profondeur, mais ceux-ci ne doivent pas faire oublier les nombreuses qualités d’un film qui fait souvent honneur à son sujet.
Un 22 juillet multiplie ces petits choix, souvent pour se conformer à la logique hollywoodienne, qui rendent ses nombreux efforts contre-productifs
Pourtant, on sent que quelque chose échappe un peu à Greengrass dans son film, comme une impossibilité à véritablement retranscrire la froide intensité de Breivik. Cela tient sans doute à un choix de casting qui faisait sens sur le papier mais qui ne tient pas tout à fait. Lui-même natif d’Oslo, Andersen Danielsen Lie est un acteur que l’on a appris à aimer depuis sa révélation dans Oslo, 31 août de Joachim Trier, et à travers ses multiples escapades dans un cinéma français de qualité depuis (Ce sentiment de l’été, Personal Shopper, La nuit a dévoré le monde). Sauf qu’ici, il y a quelque chose qui cloche. Breivik est un monstre froid, totalement rationnel, qui n’a jamais exprimé le moindre remords face à ses actes qu’il considérait comme une déclaration politique salutaire. Son visage placide, son regard dénué de toute émotion, avaient marqué le monde entier pendant son procès. Tout le contraire du visage de son interprète à l’écran, qui exsude malgré lui une douceur qui va à l’encontre de ses efforts pour composer le portrait d’un monstre implacable.
Plus généralement, Un 22 juillet multiplie ces petits choix, souvent pour se conformer à la logique hollywoodienne, qui rendent ses nombreux efforts contre-productifs. Bien que longtemps accepté auprès du public, le choix de faire parler tous les personnages, même celui du terroriste raciste et ultra-nationaliste, ne passe pas toujours bien face à une histoire qui touche au plus profond de l’identité norvégienne. Et celui de la fragmentation narrative pour s’attacher à chaque point de vue dilue également la force de certaines intrigues. Cela vaut particulièrement pour celle qui était probablement la plus fascinante cinématographiquement parlant, celle de l’avocat de Breivik, lui-même membre du parti travailliste, qui ne sait absolument pas pourquoi il se retrouve à défendre quelqu’un qui devrait vouloir sa mort et qui semble de toute manière indéfendable puisque ne contestant aucune accusation pesant contre lui.
Un film-testament
Ce qui rend au final Un 22 juillet glaçant ne tient presque pas au film en lui-même. Cela tient au fait que plus de sept ans après l’horreur d’Oslo, on ne parvient pas à s’ôter de l’esprit qu’au fond, Anders Breivik a un peu gagné. Peu importent les messages de solidarité et les appels au vivre-ensemble lancés au cours du procès, il ne reste dans l’inconscient collectif que le sourire goguenard du terroriste et son salut hitlérien à la barre comme ultime crachat sur ceux auxquels il n’avait pas encore eu le temps de coller une balle dans la tête. Dans l’adresse au peuple de Jens Stoltenberg dans le film, sa phrase pourtant restée célèbre « Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance » a disparu. Comme si les leçons du drame s’étaient effacées plus rapidement que les incantations de haine. Avant Breivik, il y a eu Marc Lépine. Après lui, il y a eu Dylan Roof et James Alex Fields Jr.
Comme un symbole, au début de son parcours de radicalisation, Anders Breivik se revendiquait comme adhérent du Parti du Progrès, une formation populiste proférant le même laïus que celui des droites conservatrices et réactionnaires à travers le monde. Le parti du progrès est aujourd’hui la troisième force politique de Norvège, et a depuis plusieurs années fait son entrée au gouvernement suite à son alliance avec le parti conservateur, accompagnant par la fièvre nationaliste qui a également envahi le paradis des néolibéraux qu’est la Scandinavie. Le Parti travailliste de Stoltenberg, lui, faute d’avoir pu continuer à incarner une quelconque forme d’idéal politique dans un monde des gauches qui ne finit plus de s’entre-déchirer, s’est fait doubler. Quand Stoltenberg a quitté son poste en 2013, c’est Erna Solberg, la figure anti-immigrationniste du Parti du progrès, qui lui a succédé.
A-t-on vraiment triomphé de Breivik quand on voit aujourd’hui des Trump, des Salvini, des Orban, des Bolsonaro éclore aux quatre coins du monde ? Bien que les deux films ne partagent rien en commun, on sort de ce 22 Juillet comme du BlacKKKlansman de Spike Lee il y a quelques semaines : avec la sensation que ce cinéma-là nous parle d’un temps révolu que l’on regarde avec une certaine nostalgie. Entendrait-on aujourd’hui dans les bouches de chacun le même concert d’unité qu’en 2011 ? N’entendrait-on pas aux franges de quelques partis des olibrius outer leur esprit putride, minimiser les agissements de Breivik ? N’entendrait-on pas certains nous sortir du « many sides », d’autres arguer que c’est une goutte eau face à la « barbarie islamiste » ou chercher le nom de George Soros dans les mails ? La France ne comporterait-elle pas plus de Richard Millet qu’elle n’en comportait à l’époque ? Tout cela n’a pourtant eu lieu qu’il y a sept ans. Mais on se dit qu’en 2018, la mère de Breivik ne se contenterait pas seulement de dire à l’avocat de son fils qu' »au fond, il avait quand même un peu raison quand on voit ce que devient ce pays « . Elle irait sans doute l’écrire sur Twitter.
Un 22 juillet de Paul Greengrass avec Anders Danielsen Lie, Jon Øigarden, Thorbjørn Harr, disponible sur Netflix