[Étrange] Utoya, 22 juillet : Siamo tutti antifascisti !!

Utoya 22 juillet, Cinématraque

« Vous ne comprendrez pas… ». Après la projection d’images d’Oslo intercalée avec des archives provenant de vidéos-surveillances, diffusant un attentat à la voiture piégée détruisant un building, Erik Poppe introduit Kaja par un regard caméra troublant : « vous ne comprendrez pas… » dit-elle. La caméra, et avec elle le spectateur ne la quitteront pas d’une semelle durant les 72 prochaines minutes. L’embarras qui saisit le public devant ce regard est la conséquence de sa curiosité morbide qui le pousse à voir ce film « pour comprendre ». Comprendre comment ce 22 juillet 2011, un homme seul a pu faire sauter une bombe dans le quartier des ministères d’Oslo (tuant 8 personnes). Comprendre comment il a pu atteindre aussi vite une île minuscule pour exécuter calmement et minutieusement 69 gamins, juste parce qu’ils étaient socialistes. Le cinéaste coupe court à cet élan. À la seconde suivante, l’on comprend que « vous ne comprendrez pas… » (ce qu’il se passe ici) n’est pas destinés aux spectateurs, mais à ses parents qu’elle a en ligne et avec lesquelles elle communique par l’écouteur de son smartphone. On est projeté sur l’île d’Utoya, totalement désorienté, au sein de ce groupe de très jeunes militants sociaux démocrates venu pour se retrouver le temps d’un week-end. Alors qu’ils apprennent la possible attaque du quartier des ministères, les gamins ne font pas trop attention aux premières détonations. Et puis la spirale, le désordre. Poppe est toujours au plus près de Kaja, elle doit gérer sa sœur qui n’a que faire de la vie en communauté, et dans le même temps elle fait la connaissance de Magnus, petit rigolo, en plein chaos.

Utoya 22 juillet, Cinématraque

« Vous ne comprendrez pas… » Utoya 22 juillet n’est pas une reconstitution fidèle de l’attentat d’Utoya, c’est une fiction. Ni Kaja, ni sa sœur et encore moins Magnus n’ont existé. Ils sont les images composites de toutes les victimes qui ont disparu, ou qui ont survécu ce jour-là, marqué à jamais par les séquelles physiques (151 personnes, souvent gravement blessées) ou psychologiques (plus de 300 individus) du massacre. « Vous ne comprendrez pas… » parce que l’objectif du cinéaste n’est pas une tentative vaine de réaliser une reconstitution de ce qu’il s’est passé, mais plutôt de faire ressentir au public ce qu’est la violence fasciste. Durant ces 72 minutes, il amène le spectateur à comprendre que le but du fascisme est d’empêcher toute réflexion sur la complexité du monde. Avant que les personnages admettent qu’ils sont des proies d’une chasse à l’homme, ils dissertent sur les hypothèses à l’origine de l’explosion au centre d’Oslo. Daesh? le gaz? ils ne savent pas, certains ont peur d’une réaction raciste si des musulmans sont impliqués, mais tous se refusent à toute conclusion définitive sans avoir plus d’informations. Nageant très vite en plein chaos, beaucoup seront, par contre, dans l’impossibilité de construire une réflexion logique face à la terreur, leurs réflexes de survie guidant leurs pas, cherchant à vivre sans trop espoir d’y parvenir.

Utoya 22 juillet, Cinématraque

L’intelligence de Poppe est d’avoir créé un œuvre autour d’une certaine simplicité du dispositif. Faire en sorte de mettre hors champ le tueur, ne rien lui laisser sauf le son épouvantable des balles qui ne cessent de retentir tout au long de l’unique plan qui occupe la quasi-totalité du film. Erik Poppe offre par contre, aux victimes, la liberté du plan séquence. Il donne à ses acteurs et actrices la possibilité d’exprimer leur art sur la durée, toucher la complexité de l’humanité de leurs rôles, rendant hommage de fait aux victimes du fascisme en Norvège où ailleurs. Rejeter le montage, c’est exclure la violence qu’il peut évoquer. Le réalisateur refuse de couper des personnages qui sont déjà atteints dans leur chair. S’il pousse ses spectateurs à affronter l’horreur, il n’inscrit pas son film dans ce genre. De Romero et Argento en passant par De Palma ou Lucky McKee, il est admis que le montage fait partie des moyens cinématographiques pour imposer l’épouvantable. Pour Erik Poppe, le plan séquence, tout comme le hors champ et le travail sur le son, sont des exigences artistiques et éthiques. C’est un choix qu’il faut saluer tellement il est rare que ces questions soient soulevées aujourd’hui quand vient le moment du découpage d’un long métrage.

Utoya 22 juillet, Cinématraque

C’est pour ces mêmes raisons, probablement, qu’Erik Poppe se refuse aux effets de réel. Qu’il s’agisse de la caméra épaule, ou de céder à la mode du faux documentaire, du prétendu témoignage filmé utilisé jusqu’à l’overdose par le cinéma horrifique. La prouesse technique de son plan séquence (tourné en 5 prises) est totalement assumée et il travaille à en faire un objet esthétique en soi. De la même manière, il endosse la responsabilité du choix du récit comme artifice : celui d’une ado cherchant sa petite sœur. Cette volonté d’inscrire son œuvre dans la fiction accorde aux spectateurs des espaces poétiques, et métaphoriques qui sont autant de moments de flottement permettant de retrouver sa respiration. L’un d’eux, hors du temps, se déroule alors que Kaja tente de maintenir en vie l’une de ses camarades. Bien que tout semble indiquer qu’il n’y a plus d’espoir, la caméra d’Erik Poppe se laisse distraire par un moustique qui se pose sur le bras de l’actrice, Andrea Berntzen (Kaja). Poppe se donne les moyens de saisir cet instant suspendu, probablement non prévu par le scénario, en plein chaos. Dans une des minutes les plus dramatiques du film, l’artiste rappelle que la vie continue, que le fascisme ne peut pas tout dominer, et se dédouane d’être lui même, le créateur de la fiction, dans le camp du contrôle. Ces petites secondes poétiques alors qu’un massacre se déroule, n’est pas sans évoquer un moment extraordinaire de cinéma : l’envol d’un papillon sur un champ de bataille capté par la caméra de Terrence Malick dans The Thin Red Line.

Crédit photo : @Jonas Dahlberg
Mémorial aux victimes d’Utoya. Crédit photo : Jonas Dahlberg.

« Vous ne comprendrez pas… » donc ce qu’il s’est passé ce jour-là, parce qu’Utoya 22 juillet ne se limite pas à la terrible anecdote. Cette œuvre devient au fil des minutes une métaphore universelle du combat antifasciste. À l’apparition de Kaja au début du film, répond une autre, bouleversante, qui clôture le long métrage. Sonné, forcement, les survivants sont accompagnés par le cinéaste qui leur donne une dernière fois la possibilité d’un hors champ pudique et du son confisqué jusque là par le criminel. Sur fond noir, certains pleurs, des cris de désespoir, des questions fusent. Et puis les panneaux faisant le point sur les conséquences de ce massacre sur la démocratie norvégienne, et la puissance actuelle du fascisme en Europe. Sonné, forcement, les spectateurs sont alors accompagnés de la même manière par le réalisateur. Il leur offre un écran noir, moment de deuil, de réflexion avant de dérouler le générique qui poursuit l’éthique antifasciste de l’artiste en refusant d’y faire quelques allusions au tueur et à son interprète. Dans l’Histoire, il ne sera qu’une ombre, rien de plus.

Utoya 22 juillet, de Erik Poppe, avec Andrea Berntzen, Aleksander Holmen, Brede Fristad, Elli Rhiannon Müller Osbourne, Sorosh Sadat, Ada Eide. Sortie le 12 décembre 2018. 

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