Certains et certaines parmi nous se souviennent encore avec passion et nostalgie de la grande époque des thrillers érotiques : c’était la période où De Palma régnait tout en haut du cinéma, où Verhoeven atomisait le box office français avec Basic Instinct, où Liaisons Dangereuses était réinventé en high school drama avec une Sarah Michelle Gellar ensorcelante. Un cinéma de pulsions extrêmes, de violence et de désir où la Petite Mort n’est jamais très loin d’une mort certaine. Un cinéma qui, malgré les meilleurs efforts de cinéastes comme David Fincher (coucou les fans de Gone Girl, on vous aime), reste et restera sans doute toujours ancré dans une période révolue : la fin des 80s/début des 90s.
Exotica fait partie du haut du panier de ce genre si spécial ; ou plutôt devrait en faire partie, car il est extrêmement méconnu. Découvert au Forum des Images lors d’une carte blanche donnée à Jackie Berroyer pour l’édition 2018 de l’Étrange Festival, ce film canadien de 1994 avait été présenté à Cannes et y avait même été récompensé par la Fédération Internationale de la Presse Cinématographique. Ce long-métrage écrit et réalisé par Atom Egoyan concentre son intrigue, son esthétique et son ambiance autour d’un strip-club fictif de Toronto, l’Exotica. Dans et autour de ce lieu central, des personnages tristes et perdus errent et s’égarent dans des routines mystérieuses…
Francis Brown se rend à l’Exotica une nuit sur deux et demande toujours une danse privée de Christina, jeune fille brune vêtue d’une tenue d’écolière. A chaque fois que cela devient trop sexuel, il se lève et part s’enfermer aux toilettes, en panique. Le DJ du club, ex-petit ami de Christina, passe ses nuits à les observer dissimulé derrière des miroirs sans tain. A chaque fois que Francis Brown part en virée nocturne, il conduit sa nièce chez lui pour le babysitting. Cependant, il n’y a pas d’enfants à garder… Pendant ce temps, Thomas Pinto, gérant d’une animalerie miteuse qui sert de couverture pour de la contrebande, se rend à des concerts de classique avec des inconnus et mate leurs entrejambes. Que des personnages stables et sains d’esprit, quoi !
Exotica, ça n’est pas qu’un banal nom de strip-club. L’exotisme est une notion qui, bien sûr, n’a jamais été loin de l’érotisme ; il s’agit de la transposition de quelque chose d’étranger dans une société occidentale. Par essence, le terme est donc marqué par une forme de colonialisme, ou plus largement de domination. Ici, ce sont les personnages qui sont dominés par un espace qui ne leur appartient plus, par une réalité délétère. Semblables aux animaux que l’on peut voir dans les aquariums et vivariums de Thomas Pinto, ils ne sont pas à leur place et tentent de survivre. Ils sont d’ailleurs tous liés par une utilisation des parallèles à outrance, qui force le spectateur à comparer toutes les situations qu’il découvre. L’argent qui passe d’une main à une autre, les virées en voiture, les concerts et les danses sensuelles, tout s’entremêle et fait du film un gigantesque labyrinthe où tous les chemins se ressemblent.
Peut-être que ce film est tombé dans l’oubli parce qu’il n’est pas vraiment un thriller érotique ; Exotica joue avec nos attentes et s’empare d’un genre qui par nature est problématique. Admettons-le : ce sont des œuvres toujours réalisées par des hommes, envahies de male gaze et de femmes fatales (souvent meurtrières) qui évoluent sans cesse entre indépendance libératrice et vulnérabilité infantilisante. Le thriller érotique, c’est une obsession pour les pires vices qui peut mener à deux types de cinéma : un malsain, et un cinéma sur le malsain. Les meilleurs sont souvent d’excellents films et relèvent de la seconde catégorie. Exotica va plus loin, il déconstruit la trame sexuelle du film par une série de révélations (que je ne spoilerai pas, parole de scout-qui-regarde-des-thrillers-érotiques-donc-pas-trop-scout-non-plus) qui emmène l’histoire vers le drame et la compassion. Toutes les nuits, dans le strip-club, le DJ demande à son audience pourquoi l’homme hétéro et mature est sexuellement attiré par les écolières ; c’est une vraie question essentielle à tout ce qui existe de toxique dans nos masculinités. Exotica lui apporte un semblant de réponse, mais un semblant uniquement : il détourne la dimension sexuelle pour aller vers une autre, plus triste que perverse : l’écolière symbolise un passé perdu, une jeunesse que l’on aurait souhaité ne pas gâcher. Longtemps après le visionnage, on continue de penser à ce film… Et nous ne sommes probablement pas les seuls.
Exotica, de Atom Egoyan. Avec Bruce Greenwood, Mia Kirshner. Sorti en 1995 (à Cannes en 1994)
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