[Étrange] A Man’s Flower Road : les débuts du maître Sono Sion

Je l’annonce direct par mon utilisation de la première personne et ce préambule : ce texte n’est pas réellement une critique de film. Je l’écris et le dépose en ne sachant pas ce qu’en pensera la rédaction au moment de la relecture. Je l’écris et le dépose en sachant qu’il me paraît nécessaire pour mon bien personnel de parler de cette expérience filmique.

J’ai découvert Sono Sion presque par hasard il y a maintenant six ans. Je discutais sur Messenger avec quelqu’un qui ne m’apprécie pas et que je connais très mal ; cette personne m’a parlé de Love Exposure. Peu après, je dénichai le film et voilà qu’arrive une des plus belles claques de ma vie de cinéphile. Le genre de claque qui te fait dire, je vais utiliser l’expression claque malgré le fait qu’elle soit clichée et un peu naze, je m’en fous. Ainsi je découvrais mon amour sans limites pour Sono Sion. Depuis, une grande partie de sa filmographie s’est retrouvée dans ma vidéothèque, et si je ne peux affirmer être un expert sur le bonhomme, je peux au moins dire que peu d’artistes m’ont autant marqué dans ma plus-si-courte-que-ça de vie.

Cette année, lors de l’Étrange Festival, un événement auquel Sono Sion a toujours été étroitement lié, une sélection très intéressante de films japonais nous est offerte : il s’agit des expérimentations en 8mm de réalisateurs tous devenus grands par la suite. Parmi eux, un certain Sono Sion. Il joue dans des courts, il écrit, il caméote… Et puis il signe un « long métrage », A Man’s Flower Road, grand gloubi boulga de 110 minutes, une œuvre au premier abord très différente de ce qui fait son succès aujourd’hui. Il y a même un certain pédantisme de la sphère cinéma autour de ces premiers travaux : voici le vrai Sono Sion, pas celui qui fait des films aujourd’hui dans le but d’être regardé par des spectateurs, dans le but d’être aimé ! Si vous aimez le réalisateur, vous aimez ça plus que le reste, sinon vous n’êtes pas un vrai ! Voilà le poète fou, le créateur déglingué et libéré de tout !

Bien sûr, je me moque, puisque je trouve le cinéma récent de Sono tout aussi fascinant ; Antiporno par exemple est une des œuvres les plus fascinantes jamais créées sur le regard de la caméra, le male gaze et la mise en scène de la sexualité comme pseudo-libération féministe. Cependant, les fans de la première heure n’ont pas tort : la vitalité de Sono Sion à 24 ans n’est pas comparable avec le reste de sa carrière.

Sono et une de ses soeurs en arrière plan.

A Man’s Flower Road est segmenté en trois parties. La première est horripilante, incompréhensible et insupportable. Déjà une partie de la salle quitte les lieux, une autre s’endort. Il faut dire, c’est du 8mm totalement frappé qui part dans tous les sens, de la semi-fiction semi captation de la vie sans la moindre organisation… Un peu comme si Sono Sion avait gardé toutes ses bobines et tout assemblé pour nous faire croire qu’il s’agit d’un tout cohérent et logique. Malgré cela, on y voit déjà quelques fulgurances, aussi absurdes qu’elles puissent paraître. Cette scène où le réa se désape et fait caca. Oui oui oui. Et puis ce moment où son pote monte dans un arbre et lui demande d’aller sauver quelqu’un. Ce à quoi Sono répond qu’il ne connait pas cette personne en retirant à nouveau ses vêtements et en les frappant sur l’arbre avec violence. En hurlant. Bon. Bien. Ok. On se dit… Mais c’est pas un film ça.

Et puis la deuxième partie arrive. La famille Sono filmée lors d’une coupure de courant. Et soudain, on se prend à être touché parce que l’on voit. Par les pitreries de ce jeune adulte qui ressemble à un gamin ne voulant pas grandir. Il monte sur un vélo avec sa soeur, escalade une baraque, tape dans des branches. Ce n’est pas juste une utilisation de la vidéo pour un souvenir, ni une création de fiction non plus. Et soudain, des images me sont revenues en tête. Je me suis souvenu de la première caméra de mon frère, de nos expérimentations. J’ai repensé à mes deux premiers films, et au fait qu’ils ont disparu. Je repense enfin, à tout ce qui n’est pas juste filmer la vie, ni seulement se mettre en scène pour une caméra, mais se laisser vivre. Et ça peut paraître totalement con, cher lecteur, mais à ce moment-là, je me suis mis à remettre le cinéma en question. À me questionner sur ce qui était cinéma, et ce qui ne l’est pas. Chose que j’avais du mal à faire devant les plus récents Godard, devant Lynch, devant Dziga Vertov et tous les autres. Devant cette absurdité totale que proposait le réalisateur japonais en 1986, je me suis à revaloriser ce que j’avais pu moi-même créer dans ma jeunesse.

Facile de comprendre pourquoi Sono arrive si bien à questionner le cinéma dans sa filmographie récente : il a commencé par la déconstruction avant de bâtir sa fiction sur les ruines de ses expérimentations.

J’ai repensé au nombre de montages de vacances sur lesquels j’ai passé des heures et des heures de montage. Aux petits sketchs et pitreries que mon frère et moi réalisions sans jamais réfléchir à comment les mettre en place. A nos centaines d’enregistrements audio, entre captation d’un ennui de jeunesse en plein été et créations de fictions centrées sur nos chats. J’ai pensé au fait que mes disques durs contiennent non seulement des courts métrages, mais aussi des dizaines et des dizaines de vidéos stupides bien pensées, montées, rythmées. Et je me suis dit qu’en vérité, j’avais toujours fait du cinéma. J’ai vu Sono Sion devenir complètement fou dans la troisième partie de son film, je l’ai vu traîner une machine à faire les traits blancs pour les matchs de tennis dans le métro, dans les rues, vandaliser une ville entière, et je me suis vu moi. Moi qui écrit des articles sur un site de cinéma sans ayant jamais fait d’études de journalisme. Moi qui écrit des scénarios sans avoir fait aucune école de cinéma. Moi qui compose des chansons sans avoir jamais été au solfège. En d’autres termes, moi qui ne me suis jamais senti légitime, toujours une imposture dégueulasse, soudain je me suis senti compris. Le film de Sono Sion, aussi bancal, aussi taré qu’il puisse être, m’a donné l’impression d’un miroir tendu sur ma face. Comme si le réalisateur japonais me hurlait à la gueule d’exister, de créer, de ne renier aucune de mes productions parce que la vie c’est de la merde, et qu’il faut bien s’en sortir. Puis il m’éclate le miroir sur la tronche et repart en hurlant avec sa machine à peinture de tennis. Et j’espère que c’est, au fond, ce que nous méritons tous. Les personnes qui écrivent sur Cinématraque, chacun de leurs textes est une part de leur âme. Je dis ça très sérieusement, ce ne sont jamais que des mots. C’est toujours profondément personnel, une création, quelle que soit sa forme. Un gâteau, un poème, un article, c’est personnel. C’est aussi ce qui restera de nous, quand nous disparaîtrons dans les limbes de ce monde qui court à sa perte. Des fragments de nos vies, cristallisés sur une page web, comme les fragments de la famille Sono le sont sur une pellicule de 8mm.

A Man’s Flower Road, Sono Sion, 1986.

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