On l’attendait depuis des mois, déjà en 2017, après une tournée des festivals en grande pompe puis des dizaines d’avant-premières en France. Depuis mercredi, l’accouchement du premier long-métrage hors norme d’un cinéaste hors norme a définitivement eu lieu et le résultat est d’une rare splendeur. Les Garçons sauvages a beau être un premier long, il constitue pourtant la synthèse d’une œuvre déjà bien affirmée dans le paysage cinématographique français. Pour en arriver à un tel niveau de maîtrise (et d’impertinence, il faut le dire), Bertrand Mandico n’a pas débarqué comme une fleur en disant « je veux faire quelque chose qui ne ressemble à rien d’autre », non. Son film est comme l’achèvement logique d’une œuvre débutée à la fin des années 90 sous plusieurs formats courts, comme les germes d’un style unique qu’il cultivera jusqu’à un premier accomplissement en 2011 avec la sortie d’un sublime moyen-métrage, Boro in the Box, et la découverte de sa muse Elina Löwensohn — qui fait évidemment partie de l’aventure des Garçons sauvages.
Un hommage à la culture underground et à l’hybridation des genres
Le cinéma de Bertrand Mandico est un feu d’artifice, un hommage à la culture underground et à l’hybridation des genres comme on en a rarement vu ces dernières années, défiant avec aplomb les règles communes de l’industrie. Dans le manifeste cinématographique INTERNATIONAL/INCOHÉRENCE qu’il a cosigné en 2012 avec la cinéaste Katrín Ólafsdóttir, Mandico soumet en douze points les principes créatifs qu’il s’impose. Entre autres, on peut y lire qu’il défend le refus de toute règle scénaristique, le tournage sur pellicule, le bannissement de la postproduction et l’idée selon laquelle le réalisateur doit être à la fois l’auteur et le cadreur du film ; le grand paradoxe faisant qu’un cinéma d’une telle liberté de fond et de forme puisse découler d’un nombre si conséquent de contraintes obligées. Au-delà de la référence, très présente dans les films de Mandico et dont certains noms nous viendront en tête immédiatement (on pense à Jean Genet, à Kenneth Anger, au cinéma polonais…), le cinéaste s’interdit la copie et s’est constitué, au fil des films, un univers « cohérent dans son incohérence » et profondément personnel. Marquées par des motifs récurrents, ses œuvres sont comme un mélange bizarre fait de matière organique et d’érotisme déviant dont les possibilités semblent infinies alors même que tout y est homemade, dans une surprenante économie de moyens.
La formule est donc bien réitérée avec Les Garçons sauvages, mais pas que. Ce qui a changé, c’est d’abord le format qui permet deux fois plus de richesse narrative — et c’est tout naturellement que Bertrand Mandico s’est dirigé vers le film d’aventure, genre qu’il n’avait jamais abordé si frontalement. D’emblée, le film introduit au spectateur un procédé de mise en scène qui lui est propre et dont l’artifice semble être le credo ultime : une voix off tonitruante, une musique omniprésente, des jeux d’alternance entre le noir et blanc puis la couleur, les hommes puis les femmes. En adoptant cette posture anti-réaliste, le film fait pourtant preuve d’une surprenante immersivité — les corps se penchent et nous regardent, le son nous happe littéralement — car les choses sont là, concrètes. Le recours au fantastique s’incarne dans des masques rafistolés, des objets brillants, des surimpressions. Chez Mandico, l’artifice est toujours primitif (impossible de ne pas penser à des films comme Eraserhead) et donc intimement lié à l’organique, à ce qui existe. Les Garçons sauvages est un film nécessaire d’abord parce qu’il réaffirme le pouvoir de l’image au cinéma et le recours au formalisme (terme qu’on balance souvent à tort et à travers) à une époque où le fond doit forcément primer sur la forme, où la « beauté du geste » est reléguée au dernier rang. Bertrand Mandico dit non, ici la forme est toute-puissante, car c’est elle qui guide le récit, qui en donne la couleur. La narration en est même assignée à une seule voix off nous contant l’histoire, comme omnisciente, mais le cœur du film se situe dans son imagerie hallucinée. Les Garçons sauvages est une jungle érotique qui ne répond qu’à ses propres règles, qui ose au-delà de toute bienséance, qui ne recule devant rien — pas même le mauvais goût. Et si un cinéma d’une telle générosité se raréfie aujourd’hui, alors Bertrand Mandico permet de rattraper ce retard en « poussant le bouchon » à des milliers de kilomètres. Ce qui est d’autant plus fort lorsqu’on connaît son processus de fabrication, pour le coup dénué d’artifices puisqu’on y tourne tout sur le terrain et sans aucun effet numérique. Le choix de la pellicule pourrait passer quant à lui pour un caprice un peu snob, mais ce serait oublier d’une part la nature profonde du cinéma de Mandico, à savoir un hommage esthétique et un geste poétique, et d’une autre part l’immense plus-value qu’apporte ce support face au récit — une aventure baroque et désuète, un conte sexuel. Le cinéaste joue avec la matière comme un enfant curieux, et si elle existe dans le film (la chair, les fluides, la terre…) elle doit aussi exister sur le film via la pellicule, cent fois plus organique. Dans le même schéma, Bertrand Mandico a choisi d’alterner noir et blanc charbonneux et couleur criarde – le tout produisant un effet d’artifice total assumé jusqu’au bout et maîtrisé à la perfection, sublimant de courtes séquences oniriques en couleur qui rappellent ce cinéma queer d’une autre époque (on se croirait parfois dans Querelle de Fassbinder, marins compris). Là encore, le passage du noir et blanc à la couleur n’obéit à aucune justification scénaristique si ce n’est celle de la poésie, de la pulsion.
Mais Les Garçons sauvages est aussi et surtout un film de genre(s). L’hybridation habite non seulement le film en lui-même, à travers son esthétique et son récit (est-ce un film d’aventure, un film érotique, un film fantastique ou bien tout ça à la fois), mais son ambiguïté dépasse largement ces simples questionnements. Il suffit de faire apparaître un sein sur le torse nu d’une actrice rendue masculine pour faire basculer la représentation d’un sexe à l’autre. Il suffit d’un pénis en plastique ou de plantes aux formes phalliques pour créer tout un monde, tout un imaginaire. Les Garçons sauvages est un vrai film subversif, ce qui est assez rare aujourd’hui pour être mentionné. En libérant ses personnages de leur genre, à la fois sur l’écran (le masculin féconde le féminin) et hors de l’écran (les femmes jouent des rôles masculins), Bertrand Mandico déconstruit les codes liés à l’identité sexuelle avec une jouissive insolence. À mille lieues des mélodrames paresseux qu’on a pu sortir sur le sujet, ce film-ci prend le parti de la destruction totale, faisant de ses héroïnes des icônes hermaphrodites et refusant tous les stéréotypes, sa grande beauté se trouvant justement dans l’idéologie presque anarchiste qu’il revendique sur tous les plans — qu’ils soient cinématographiques ou politiques. Elina Löwensohn nous dit que « l’avenir est femme, l’avenir est sorcière » à la fin d’un monologue — en quelques mots, tout est dit sur la dimension si singulière du film : femme, car elle s’oppose aux vieux principes de masculinité, sorcière, car profondément païenne et iconoclaste, affranchie de tous principes moraux. Les Garçons sauvages est baigné d’un onirisme diabolique tout droit sorti du cinéma bis avec ses métamorphoses bizarres, sa bande-son électrique, ses effets apparents qui rappellent le cinéma muet — on pense, pour exemple, à cette incroyable scène de tribunal où le corps vidéoprojeté d’un juge grossit peu à peu dans l’arrière-plan.
Un grand film mystique et important
Le cinéma de Bertrand Mandico, s’il est resté jusqu’ici connu d’une niche d’initiés et dont la visibilité se réduisait aux festivals ou autres rétrospectives confidentielles (on note malgré tout la sortie d’un coffret en 2016, édité par Malavida), semble enfin avoir trouvé avec Les Garçons sauvages la visibilité qu’il mérite. En puisant dans les références du cinéma underground, érotique ou muet, Bertrand Mandico est comme un antiquaire magique qui transforme le vieux en neuf et vice-versa — la force graphique de son film est justement due à cette esthétique, hybride elle aussi, à mi-chemin entre le passéiste et le contemporain. Toujours est-il qu’on aimerait voir un film comme celui-ci toutes les semaines pour en rêver, en vomir ou en jouir — car Les Garçons sauvages est un petit bijou fragile que l’on doit chérir et diffuser autant qu’on le peut, pour éviter qu’il ne se perde injustement dans la galaxie du cinéma. Un grand film mystique et important comme on en voit peu.
Les Garçons sauvages, de Bertrand Mandico. Avec Anaël Snoek, Vimala Pons, Elina Löwensohn, Diane Rouxel. 1h50. Actuellement en salles.
Pénétrer dans l’univers de Bertrand Mandico, c’est accepter de remettre en question tout ce à quoi le cinéma habitue nos yeux, c’est se laisser aller à une aventure protéiforme, excitante et à la fois dérangeante pour les sens. Comme toute expérience inhabituelle et déstabilisante, celle des Garçons sauvages ne touchera pas une pluralité de publics et laissera froid le plus réticent. C’est bien pourquoi le premier long métrage de Mandico est nécessaire dans le paysage cinématographique, qui plus est français, pour semer le désordre et libérer les mœurs… Début du vingtième siècle, cinq adolescents de bonne famille épris de liberté commettent un crime sauvage.