Rencontre avec Cédric Klapisch, réalisateur de « Casse-tête chinois »

Depuis 2002, Cédric Klapisch invite le public à suivre le chemin tortueux de la vie de Xavier (Romain Duris). La fraîcheur de L’Auberge espagnole (2002) avait séduit toute une génération, se reconnaissant dans cette phase où l’on doit trouver sa voie professionnelle, entre la raison et ses désirs. Les Poupées russes (2005) confirmait l’empathie pour ce trentenaire et sa bande de copains – Wendy l’Anglaise (Kelly Reilly), Isabelle la Belge (Cécile de France) et son ex-amoureuse Martine (Audrey Tautou) – dans sa quête pour trouver LA fille et devenir écrivain.
Dans Casse-tête chinois, Xavier a désormais 40 ans. Ses deux romans ont été des succès, et il s’interroge sur la direction à prendre : Wendy l’ayant quitté pour vivre auprès de son nouvel amoureux new-yorkais, Xavier s’installe lui aussi à Manhattan, pour se rapprocher de ses enfants. Il doit écrire son troisième roman, trouver un appartement, s’occuper de son divorce, épouser une américaine pour obtenir la carte de séjour et trouver sa place auprès du bébé d’Isabelle et de son amoureuse (puisqu’il est en le géniteur). Le duo Romain Duris – Cédric Klapish se reforme pour la septième fois, et il fonctionne toujours aussi bien.

A l’occasion d’une rencontre presse, nous avons pu interroger Cédric Klaplisch sur son travail sur ce film :

Votre manière d’écrire a-t-elle changé pour Casse-tête chinois par rapport aux deux premiers volets ?

Oui, radicalement. J’ai écrit L’Auberge espagnole en quinze jours. Le scénario était très spécial, bizarre. Ce film s’est fait dans l’urgence, avec une part très improvisée. Le côté gracieux de ce premier volet vient du fait que j’ai filmé un brouillon et qu’il s’est passé quelque chose. La spontanéité était l’idée la plus importante pour les deux premiers films. Pour Casse-tête chinois, c’est plutôt celle de la réflexion : comment utiliser des choses des deux premiers et les faire évoluer dans le troisième. C’est aussi lié à l’âge des personnages. Xavier a 40 ans et cette idée d’improvisation, ce côté chien fou qu’il y avait dans l’Auberge espagnole, ne pouvait plus être autant utilisée.

Pourquoi avez-vous choisi la ville de New York ?

D’une part, mes trois films parlent de voyage et New York est associée à idée de mouvement et de dynamisme. D’autre part, cette ville a été habitée tard : tout le monde est étranger à New York, Xavier l’est autant que les Chinois, les Latinos, les Anglais. Il y a vraiment un aspect unique de ville-monde, plus qu’à Londres ou Hong Kong : elle accueille des gens du monde entier, on y entend toutes les langues, on y croise toutes les communautés. C’est une ville très métissée qui ressemble à l’appartement de LAuberge espagnole, qui était une ville-Europe. Ce troisième volet conclut le mouvement: je suis parti de l’identité de l’Europe, puis avec Saint-Pétersbourg je suis allé aux frontières de celle-ci, et là, je me suis tourné vers la mondialisation. New York est un peu l’aboutissement idéal des trois films.

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Comment votre tournage à New York s’est-il déroulé ? En quoi a-t-il changé votre façon de travailler ?

C’est très contraignant de tourner là-bas, avec les syndicats de techniciens, auxquels on n’est pas habitués. J’ai travaillé 8 semaines à New York, puis 2 semaines à Paris. On ne se rend pas compte de la liberté que nous avons en France. Les équipes de cinéma américaines ont comme référence l’armée, dans l’organisation, la hiérarchie et la rigueur. Cela n’a rien à voir avec la façon de tourner à Londres, Saint-Pétersbourg ou Barcelone. En France, on préfère que ce soit artisanal, poétique, bordélique. L’expression « système D » revient souvent sur un tournage en France. Là-bas, il faut tout savoir des mois à l’avance, des lieux de tournage jusqu’aux points de départ et d’arrivée d’un travelling. Sur L’Auberge espagnole, je réécrivais beaucoup de scènes la nuit, je donnais le texte le matin aux acteurs. Je jouais beaucoup avec ce côté « sur le vif ». Pour Casse-tête chinois, le texte était donné deux mois à l’avance, on répétait. Il fallait des discussions avec des centaines de personnes pour savoir comment on allait filmer. Mais du coup, comme c’est une façon de faire du cinéma qui n’est pas classique pour moi, cela m’a beaucoup plu de me préparer davantage et d’être obligé de filmer différemment. Cette nouveauté s’imprime sur le film.

En écrivant le scénario, j’ai compris qu’il y avait un rapport entre le Xavier que je construisais et Manhattan, qui a une image de ville très quadrillée, avec des règles très strictes à suivre. La réalité montre un bordel monstre. Il y a toujours quelque chose qui vient contredire ce côté très ordonné, par le mélange des cultures, c’est ce qui rend cette ville fascinante. Dans chaque rue, les images sont dingues tout le temps, il n’y a que des choses pas banales, du chien qui tire son maître sur un skateboard, aux crapauds en vente sur un trottoir. C’est une ville surprenante et folle qui essaie de dégager une image très ordonnée, et cela renvoie au propre conflit de Xavier, qui est très cartésien et que la vie pousse à faire des choses compliquées.

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Comment le choix des personnages récurrents Wendy, Martine et Isabelle, qui entourent Xavier, s’est-il fait ? Votre façon de travailler avec eux a-t-elle changé ?

Garder toute la bande n’aurait été ni crédible, ni réaliste. Les faire tous revenir à New York aurait été une coïncidence un peu étrange Les gens qu’on a connus étudiants, on ne les revoit pas forcément quand on a 40 ans. On se resserre autour du cercle familial.

Mon travail avec eux a changé pour deux raisons, la première étant qu’ils sont devenus des stars. Pour L’Auberge espagnole, Romain Duris et moi avons fait le casting en Europe ensemble pendant trois mois. Il y avait une espèce de temps infini avec chacun, car ils ne travaillaient pas, et c’était plus facile pour les répétitions. Maintenant, il faut réussir à les choper entre 2 tournages. La deuxième raison est qu’ils ont beaucoup plus d’expérience. Tous ont fait des films commerciaux, des comédies, des films dramatiques, des films d’auteur, ils ont vraiment aiguisé leur talent de jeu. C’est impressionnant de constater que, quelle que soit la scène, ils n’ont jamais eu peur. C’est donc la mise en place qui est plus difficile à cause de leurs plannings surchargés, c’est un enfer. Mais une fois qu’ils sont là, c’est plus facile.

Votre écriture a-t-elle changé pour oser plus de choses avec eux ?

Avec Romain Duris, c’est le septième film que nous faisons ensemble, on se connaît donc super bien. Je sais ce que je peux lui demander, l’emmener dans des scènes qu’il n’a jamais jouées. Audrey Tautou réussissait ce que je lui proposais car je sais ce qu’elle peut faire. Cécile de France a un tel niveau de comédie que je peux aller assez loin avec elle, tout en étant crédible. Je leur ai demandé, à peu près à tous, des choses où ils sont dans la comédie et à un moment, le rire s’arrête pour se mettre à pleurer. Je sais qu’ils ont cette capacité à switcher entre les registres car je les connais bien.

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Comment s’est fait le choix des personnes interprétant le père de Xavier (Benoît Jacquot) et de son éditeur (Dominique Besnehard) ?

Pour Benoît Jacquot, je ne savais pas s’il voulait jouer. Mais il aimait bien l’idée d’être le père de Romain Duris, qu’il apprécie beaucoup et qu’il avait déjà dirigé [NDLR : Adolphe en 2002]. C’était intéressant pour lui d’accepter cette expérience particulière. Il m’a dit « j’accepte de jouer dans ton film si tu acceptes de jouer dans un des miens », il m’a renvoyé le problème. Je suis figurant dans mon film et je ne suis pas sûr de pouvoir faire beaucoup plus. Je pense qu’il est meilleur acteur que moi et qu’il va avoir des problèmes dans son film à lui.
Dominique Besnehard a toujours pris plaisir à jouer. J’aimais bien l’idée que cet éditeur soit interprété par un producteur, qu’il y ait un rapport entre la production et le fait de surveiller quelqu’un qui écrit un roman de loin, via Skype. Cet éditeur représente d’une certaine façon mon producteur.

Pourquoi avoir fait avancer le film en même temps que le roman de Xavier ?

C’est un peu ce qu’il se passe dans L’Auberge espagnole, qui se termine sur Xavier annonçant qu’il n’ira pas travailler au ministère des finances, pour écrire, et on comprend que le film est ce qu’il a écrit.

Mais il y a un décalage dans L’Auberge espagnole

Pour Casse-tête chinois, il n’y a plus de décalage, il s’agit d’assumer l’idée que l’histoire qu’il raconte est celle qu’il écrit, inspirée par sa vie réelle. Cela m’a permis d’être vraiment dans la tête de Xavier, mais avec un petit décalage de style, parce qu’on peut être aussi dans ses fantasmes, et voir apparaître des philosophes.

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Le rôle de cet éditeur m’a gênée car j’avais l’impression que votre film était sous-titré, que son rôle oralisait vos attentions, ou même que vous devanciez d’éventuelles attaques, comme son « c’est chiant le bonheur » – les bons sentiments n’ayant pour moi rien de péjoratif.

C’est le mécanisme de distanciation du film avec l’écriture qui vous a dérangé ?

Comme vous venez de le dire, dans L’Auberge espagnole, à la toute fin, il dit qu’il va écrire un roman et on comprend que le film raconte son livre déjà écrit. Dans Les Poupées russes, il annonce au début que son premier roman n’est pas édité, et à la fin, il écrit en comparant les filles de sa vie à des poupées russes. Mais pour Casse-tête chinois, comme l’écriture de son troisième livre (les deux premiers s’appellent L’Auberge espagnole et Les Poupées russes) est simultanée au déroulé du film, j’avais vraiment l’impression que les interventions de son éditeur avaient la fonction de sous-titres.

C’était important pour moi, dans ce film-là, pour clore la trilogie, de parler du mécanisme d’écriture. Camus dit « il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner » et je trouve que ces deux temps-là sont vraiment importants quand on est créateur. Il y a effectivement un temps pour vivre, et un temps après pour synthétiser, en faire des métaphores, et résumer cinq années en une scène. Je sens que je suis obligé, dans ces trois films, d’aborder ces mécanismes-là. C’était important pour moi de parler du décalage qu’il y a entre la vie et la façon de la raconter. Xavier est dans cette problématique-là, dans un va-et-vient permanent entre sa vie et l’écriture de sa vie.

D’où la question de son producteur à la fin : « tu parles de ta vie ou de ton roman ? »…

Exactement. D’une certaine façon, c’est le thème des trois films : comment raconte-t-on les choses ? La fin de L’Auberge espagnole était un peu inspirée de celle de A la recherche du temps perdu de Proust, où à la fin des douze tomes, le narrateur décide de devenir écrivain et d’écrire sa vie. J’aime bien l’idée qu’on se pose des questions de narration, et aussi obliger le spectateur à se les poser. Ce que dit Besnehard au début « le bonheur c’est mauvais pour la fiction », c’est horrible mais c’est vrai. Le Lagon Bleu, avec Brooke Shields, est le seul film que je connaisse qui parle de bonheur, et il est très mauvais : ils sont très beaux, ils vivent à moitié nus sur une île, et il ne leur arrive rien…

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C’est un film sur la découverte : ils sont enfants quand ils font naufrage, ils échouent sur l’île, deviennent ados, découvrent la sexualité, elle se retrouve enceinte et avec un bébé dont ils ne comprennent pas d’où il sort…

Oui, c’est le truc le plus dingue qui leur arrive. Et à un moment, il pleut aussi. C’est le film qu’il m’a fait comprendre la nécessité des problèmes au cinéma : avec des gens beaux, dans des paysages superbes où l’on ne vit que des choses bien, il n’y a rien à raconter. Dans la fiction, on est obligé de se prendre la tête pour définir les problèmes de la vie.

Xavier, le personnage de Romain Duris, se prend effectivement la tête dans le film, alors que le personnage interprété par Audrey Tautou et son fils, surtout, ne voient pas où sont ses problèmes. C’était important pour vous que cette autre façon de voir le monde vienne d’un regard enfantin ?

Je suis halluciné de voir comment mes trois enfants – et les enfants en général – acceptent les drames auxquels ils sont confrontés. C’est ce que Boris Cyrulnik appelle la résilience, cette faculté qu’on a tous à rebondir après avoir vécu des choses horribles. Un enfant le fait beaucoup plus facilement qu’un adulte, l’empathie et le pathos feront que c’est plus difficile pour eux d’encaisser les drames. Par exemple, aucun enfant ne vit bien la séparation de ses parents, mais ils ont chacun une façon de l’accepter. Ils veulent que leurs parents soient heureux, et si c’est le cas, ils acceptent ce drame. C’est troublant quand on est parent de voir ça.

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Quelle part du film se joue au montage ?

La musique est créée au montage. La scène où Xavier rejoint son éditeur après avoir accompagné Wendy à l’aéroport par exemple : à l’écriture elle fonctionnait, mais sur la table de montage, ce n’était plus le cas. Il a fallu y rajouter de la musique pour appuyer sur une émotion. Mais elle peut vraiment faire marcher un film tout entier, comme pour In the Mood for Love de Wong Kar-Wai : sans musique, il n’y a pas de film.

Casse-tête chinois est plus écrit que les deux autres, donc au niveau de la structure, peu de changement sont possibles. Mais au montage, de tout petits détails qui modifient beaucoup de scènes, comme l’idée de faire apparaître en flash la baby-sitter, quand Isabelle parle d’elle à Xavier au café. Cette façon d’intégrer le souvenir change la perception de la scène, même si cela n’a rien changé à l’écriture elle-même. Le rythme, le style et l’esthétique sont modifiés au montage. Les bonnes idées de montage viennent des choses qui ne marchent pas. Il y a avait vraiment un problème avec la toute dernière scène, celle de la parade. Je pense qu’on a réussi à résoudre le problème, et même à le sublimer, avec les rappels très rapides en flashs.

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Je suppose que l’idée de faire défiler son imaginaire derrière lui était écrite au scénario.

Oui, cette scène était même plus développée. Au montage, j’ai coupé l’hallucination qu’il a durant le film avec Nietzsche, mais on le voit défiler – ça fait un peu bizarre – avec les femmes du Playboy. Cette parade était faite pour être un peu cérébrale, avec les personnes de sa vie réelle et celles de sa vie virtuelle.

Comme vos acteurs, avez-vous « mûri » aussi en tant que réalisateur ?

Je me méfie de « mûrir », parce que je pense que mon meilleur film est Le Péril jeune. Je me dis donc que je n’ai pas fait de progrès depuis. Je vois cela plutôt comme un questionnement. L’expérience et la maturité font que c’est de plus en plus facile, et de moins en moins angoissant, pour moi, de faire des films. Mais cela n’apporte pas forcément une meilleure qualité. C’est troublant parce qu’un bon film, c’est quelque chose qui vous échappe. La maturité peut m’aider à préserver ces choses-là. Je m’efforce de maîtriser le scénario, la direction d’acteurs, l’esthétique du film… Mais au fond, j’aime bien qu’il y ait des choses qui m’échappent.

Retrouvez ici « Les films que j’aime » de Cédric Klapisch.

Casse-tête chinois, Cédric Klapisch, avec Romain Duris, Audrey Tautou, Cécile de France, Kelly Reilly, France, 1h54.

Merci à Anaïs d’Aparté, Guillaume de Radio Présence Toulouse, Nicole de la Dépêche du Midi, et aux autres dont je ne connais pas l’identité.

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