Si la crise financière touche toute l’Europe, et accroît les difficultés de financement des films dans cette région, le moins que l’on puisse dire est qu’il se trouve des cinéastes pour opposer à cette situation difficile de belles idées de cinéma. On ne se lasse pas de s’étonner de voir que c’est en Espagne, au Portugal ou en Grèce (et même en Italie) que le cinéma européen fait preuve d’une belle vitalité. L’Angleterre n’est pas en reste. S’il existe un vrai travail pour offrir à cette nation un magnifique costume de réussite économique, on préfère éviter de rappeler qu’à l’instar de Chypre, le Royaume-Uni est avant tout celui des paradis fiscaux et du blanchiment de l’argent du crime. C’est aussi l’une des principales bases des mafias italiennes, russes ou chinoises, un vivier pour les gangs et la City, un empire au sein d’un royaume : bref, le paradis du capitalisme sauvage. Le mérite du cinéma anglais est qu’il pointe, à travers les films de genre, les dérives d’une démocratie en lambeaux, rongée par ce que l’on préfère pousser sous le tapis. Cela donne Harry Brown, Attack The Block et, aujourd’hui, le polar Ill Manors.
la seule solution apportée est l’épuration sociale
Acteur dans Harry Brown, rendu populaire grâce à ses chansons sous le pseudo de Plan B, Ben Drew plonge le spectateur dans un quartier, connu pour avoir participé aux émeutes de 2011 et, un an plus tard, accueilli en grande pompe les jeux olympiques de 2012. Drew s’intéresse à cette apparente schizophrénie, revient sur les acteurs de ce quartier et tâche de comprendre : pourquoi tant de colère ? Pourquoi la seule solution apportée par le monde politique est-elle l’épuration sociale, par la violence d’Etat et au service des intérêts financiers privés du CIO ? Ill Manors, à l’instar des chansons de Plan B, n’est pas une partie de plaisir. Ben Drew montre crûment un quartier laissé a l’abandon, au cœur de Londres, à deux pas de la City et du Stade Olympique. Un domaine où la débrouille, la drogue, la prostitution et les gangs sont les seuls horizons. Tourné avant l’excellente série Top Boy, Ill Manors évoque des problèmes semblables avec la même intelligence, et parfois les mêmes acteurs. Mais, aussi passionné de cinéma que de musique, Ben Drew construit son œuvre comme un opéra tragique, entrecoupé de séquences musicales piochées dans ses propres clips. Ill Manors est un projet transmédia, où l’album et le film tendent à rendre au quartier sa véritable importance, son humanité. Si le hip-hop plonge souvent son inspiration dans le cinéma, c’est peu dire que ses adeptes ont trop souvent fait du mal au cinéma. On est donc ici surpris par la qualité de ce premier métrage.
Autodidacte, Ben Drew montre un talent certain pour construire une histoire éclatée, en suivant la destinée d’une petite dizaine de personnes sans jamais perdre le spectateur. On le savait, Plan B est un talentueux conteur, son film le démontre une nouvelle fois. Il cite alors Quentin Tarantino au détour d’une phrase et, le reste du temps, la trilogie Pusher. C’est pourtant à This Is England de Shane Meadows, et aux premières œuvres de Jean-François Richet, que l’on pense avant tout. Comme Ma 6T va Crack-er, Ill Manors est un brûlot social, monté à la faucille. Loin d’être dans l’effet de mise en scène qui ruine les films de Guy Ritchie, son utilisation des outils du cinéma reste au service de ses personnages. Portrait sombre d’habitants du quartier de Forest Gate, Ill Manors ne tombe pourtant ni dans le fatalisme, ni dans le déterminisme. Si Ben Drew refuse d’appliquer une vision marxiste à la Ken Loach à la situation qu’il filme, c’est qu’enfant du quartier, il est conscient que les bases même d’une lutte collective ont été depuis longtemps pulvérisées par les politiques gouvernementales. Seul, donc, l’espoir d’une prise de conscience individuelle, ou d’une curiosité orientée, offre aux couches populaires une porte de sortie. Une main tendue, un réflexe de survie. Loin de rejoindre le cynisme et la bêtise d’une scène hip-hop française dont l’image fabriquée correspond aux besoins marketing d’une radio commerciale, Ben Drew propose un univers qui fusionnerait l’humanisme crû et l’humour noir du premier album d’Orelsan à la rage de Keny Arkana. On ne ressort pas indemne de Ill Manors et, longtemps, l’ombre du Stade Olympique nous hante. On pense alors qu’aujourd’hui encore, le même mécanisme se met en place dans les rues de Rio de Janeiro. De façon ultraviolente, l’Etat Brésilien purifie ses quartiers pour les besoins financiers du CIO. En 2016, comme en 2012, on mangera du popcorn sur le sang versé.
Lire aussi notre interview de Ben Drew
Ill Manors, Ben Drew, avec Riz Ahmed, Ed Skrein, Natalie Press, Grande-Bretagne, 2h00.
Un putain de fuck’n excellent film…. Un coup de poing dans la gueule, j’en bave encore le sang.
Merci Gaël pour ce conseil bien senti et avisé !