Alps, l’expérience

Après Canine, objet cinématographique inclassable, le grec Yorgos Lanthimos propose une nouvelle œuvre au visage creusé et au souffle court. Cadrage pensé au scalpel, maîtrise extrême de ses supports techniques, Alps s’envisage avant tout comme le travail d’un plasticien. Les intentions artistiques n’en sont alors que plus puissantes, violentes, puisque terriblement assumées. Les couleurs ressortent en des griffures déchirantes et ce, jusque dans la chair des acteurs ; un temps bariolée, un temps livide. Cette maltraitance esthétique fonctionne parfaitement jusqu’à se tourner vers la question du propos. Quelle vie pour ces êtres diaphanes ? Ces spectres cinématographiques tourmentés dans un décor qui signe leur existence.

Le corps dans l’espace fonctionne comme un moyen d’expression des plus efficaces pour le réalisateur, soucieux de rendre compte de l’anatomie humaine en chute libre. La danse, la perte, la violence, le sexe : autant de prétextes à montrer les vanités du monde et, en lui, l’errance inévitable de l’homme. Fort de ce constat, Yorgos Lanthimos tente de créer un échappatoire, de construire son propre monde : c’est le cinéma qui le lui permet. Il fait alors le choix très fort d’utiliser l’image non pas comme la permission à l’espoir, à la fuite ou à la libération mais comme le visage de l’absurde. Les personnages sont ainsi conduits à vivre la profonde tragédie d’un cinéma mortifère. Si dans Canine l’absurde résultait du langage, c’est le corps tout entier qui prend le relais dans Alps. Au tiers du film, l’un des personnages scellera le sort d’un des membres du groupe par la couleur qui jaillira de son sang. Si celui-ci est rouge, il devra quitter le groupe ; au contraire, s’il est bleu, il sera autorisé à rester. Évidemment le sang apparaîtra rouge. Aucune surprise quant à cette issue, juste l’écrasante fatalité dans la punition du corps d’être ce qu’il est.

Ainsi, le film atteint peut-être ses limites, à force d’un jeu sur l’irrationnel, conscient des effets qu’il suscite, le réalisateur oublie la nécessité d’un renouvellement. La beauté de l’étrange peine à grandir en une fascination à l’autisme. Cet enfermement autant narratif que visuel repose parfois excessivement sur les acquis d’un cinéma dit unique. Le film serait brillant s’il perdait son ton monocorde, sa satisfaction envers lui-même d’être un constant rendez vous avec le « jamais vu ». Heureusement, pourtant, que cette confiance artistique perdure davantage comme la marque d’un cinéaste audacieux plus que prétentieux, aveugle aux significations rassurantes et faciles qu’on assène aujourd’hui. En prônant l’expérience, qu’elle soit plus ou moins radicale ou percutante, on se souvient de Alps comme d’une œuvre profondément courageuse et assez mémorable pour ne pas passer à côté.

Alps, de Yorgos Lanthimos, avec Aggeliki Papoulia, Ariane Labed, Aris Servetalis, Grèce, 1h33.

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