Etat des lieux
De toutes les suites absurdes et inattendues du cinéma hollywoodien moderne, Matrix 4 est sans doute le cas le plus fascinant. C’est qu’en son sein est un paradoxe ; personne n’avait réellement envie de voir un nouveau volet… Surtout après une conclusion relativement fermée des aventures de Neo et Trinity. Dans le même temps, de nombreux cinéphiles (dont moi) étaient fébriles comme jamais à l’idée de se replonger dans la matrice.
Pourquoi ? Parce que le premier film Matrix, signé des sœurs Wachowski, avait réussi à concentrer toute une époque en à peine deux heures de film, et à révolutionner la pop culture dans le même mouvement. On peut penser le long-métrage de 1999 comme le cœur d’un entonnoir, qui a su absorber pour ensuite projeter son ADN dans le monde entier. Et pousser tous les nerds aux quatre coins du globe à réfléchir au déterminisme social, à la mécanisation du monde, au capitalisme sauvage… Mais tout en matant du kung-fu. Le chef d’œuvre populaire par excellence.
Comment recréer un moment pareil ? La réponse est déjà présente dans l’absurdité de la question : on ne le peut pas. Un tel changement de paradigme ne peut être qu’un heureux accident. Un « miracle », pour reprendre un terme très utilisé dans Matrix. C’est pour cette raison que les deux volets suivants, Reloaded et Revolutions, ressemblent davantage à un long film de 5h qui parvient à étendre la mythologie interne à la narration (Du côté des humains comme des machines) tout en déconstruisant totalement les principes formels du premier volet.
Adieu le « show and tell ». Adieu la simplicité d’un récit qui suinte de centaines de concepts philosophiques sans mettre le doigt dessus. Adieu, le monomythe centré sur l’Elu capable de sauver les opprimés de l’ennemi. La notion centrale de tout moteur narratif, à savoir le choix des protagonistes d’agir ou non, devient le cœur de tout le récit. Tout en insistant sur ce qui coule dans les veines de la filmo des deux sœurs, faisant battre ce même cœur (la métaphore est ardue, accrochez-vous avec moi) : l’amour. Sous toutes ses formes. Love is love.
En faisant ces deux suites, les Wachowski prouvaient déjà que certaines choses sont indépassables. Et divisaient le public qui, comme les humains et les machines, se retrouvaient à choisir leur camp. Entre puristes de 1999 et sectaires des suites, la discorde était déjà palpable.
Pari impossible
La question suivante est encore plus ubuesque : comment recréer un moment aussi fort que la sortie du premier film, 23 ans après et dans une industrie cinématographique qui, il faut l’avouer, est devenue méconnaissable ? Et puis… Formellement ? quand on a popularisé une esthétique, des styles vestimentaires, des effets visuels, des chorégraphies… Comment dépasser cela ?
Lana Wachowski sait bien que c’est impossible. Et pourtant, il a bien fallu revenir à Matrix. C’était, comme le dit l’agent Smith, « inévitable ». Pour des raisons de marché, bien sûr ; c’est tout d’abord la Warner qui a souhaité lancer un nouveau projet. Et ce sans que les Wachowski soient impliquées, en premier lieu ; le scénariste Zak Penn avait été missionné… Il faut bien capitaliser sur une des marques les plus emblématiques du studio. Car oui, Matrix a beau être une œuvre d’art qui parle d’émancipation et de révolution, elle fait partie d’un marché économique qui en est l’ennemi éternel. C’est le combat de l’intérieur, désespéré et vain puisqu’à la fin, ce sont toujours les capitalistes qui gagnent. On regarde Matrix pour se laisser espérer l’inverse…
Et puis, sans que l’on sache entièrement pourquoi, Lana Wachowski, qui ne travaille plus avec sa sœur Lily depuis la saison 1 de Sense8, a repris les rênes. Très vite, nous avons appris le retour de Keanu Reeves et Carrie-Anne Moss dans leurs rôles respectifs de Neo et Trinity, que la réalisatrice a voulu ramener à la vie après le décès de ses parents. Un besoin de se raccrocher à l’amour pour guérir.
Tout ça pour dire, en tournant autour du pot assez de fois pour finir par se pisser dessus, que Matrix Resurrections est… Totalement dingo. Absolument frappé. Complètement zinzin.
Lorsqu’on retrouve le personnage de Neo, il s’appelle à nouveau Thomas Anderson et est un créateur de jeux vidéo en bonne grosse dépression. Matrix est, dans ce nouveau canon, une trilogie de jeux qu’il a créée et qui a cartonnée, et alors qu’il veut se lancer dans un nouveau projet intitulé « binary » (binaire), les pontes lui imposent un quatrième épisode. Tandis que les « créatifs » réfléchissent à ce qui fait réellement l’essence de Matrix (« c’est les flingues ! » « c’est le bullet time ! » « c’est une allégorie de la transidentité ! »), Thomas Anderson commence à confondre sa réalité et celle des jeux qu’il a écrit.
Évidemment, Neo est piégé dans une nouvelle matrice qui exploite ses souvenirs d’antan. On ne nous la fait pas, à nous. Plus en 2021. Qui plus est, et c’est là que l’on rentre dans le pur délire, ce Neo endormi parvient tout de même à échapper un tout petit peu aux machines ; inconsciemment du moins. C’est ainsi qu’en testant des personnages dans son propre jeu vidéo, coincé dans des cycles bouclés, il cause la création d’une intelligence artificielle qui rejoint la cause des humains et incarne un nouveau Morpheus. Car la guerre n’a connu qu’une trêve… Et elle a changé de forme.
Le discours métatextuel sur Matrix et les suites est déjà délicieux, notamment parce qu’il témoigne d’une haine véritable pour toute l’industrie hollywoodienne ; celle qui a tant malmené les artistes comme les Wachowski. Celle qui ne voit aucun problème à parler de contenu, consommation et produit lorsqu’on voudrait parler d’art. Celle qui a un focus group à la place du cœur.
Lana Wachowski a donc compris que l’héritage de Matrix réside autant dans le discours qui s’est fait (et de toute évidence qui continuera de se faire) autour des films que dans leur propre diégèse. Autant dans les jeux vidéos qui en sont les dérivés (le fameux MMORPG Matrix notamment), que dans les courts-métrages Animatrix qui déjà exploraient les limites des frontières entre humain et machine.
C’est malheureusement lorsque l’on rentre dans la diégèse que tout ne tient pas la route. Encore plus bavard que les opus 2 et 3, Matrix Resurrections ne parvient pas à faire exister ses nouveaux personnages autour de la figure de Neo, malgré le charisme indéniable des interprètes. Ni à construire des enjeux qui ont la force de ceux des anciens films.
et puis formellement, Matrix n’invente plus rien aujourd’hui ; les scènes d’action, en dehors d’une très bonne à la fin, sont oubliables et génériques au possible. La photo n’est pas très inspirée, et la musique est à des années-lumière des expérimentations folles de Don Davis. Mais comment, dans le contexte de l’exploration des mondes virtuels et du Metaverse de Zuckerberg aujourd’hui, trouver de quoi faire révolutionnaire ? On en revient à la question de départ, qui est simplement : pourquoi refaire Matrix ? C’est impossible. En cela le film ressemble à un aveu d’échec, un témoignage de sa propre impuissance. Il ne devrait pas exister, et nous le crie pendant près de deux heures trente.
Love is love
Et cela ne se ressent nulle part davantage qu’autour du personnage de Trinity. On l’a dit plus haut et dans d’autres articles, l’amour est le sang des Wachowski. C’est le seul et unique mot capable de résumer toutes leurs œuvres. Or, plutôt que de nous laisser le temps de la redécouvrir autant qu’on le fait avec Neo, elle est quasiment absente du film, elle aussi piégée dans la nouvelle matrice sous le nom de Tiffany, avec un mari (nommé Chad et joué par Chad Stahelsky, ancienne doublure cascade de Keanu Reeves, clin d’œil facile mais rigolo) et des enfants.
Et quelle tristesse, car toutes ses scènes sont les plus belles du film. Chaque regard échangé avec Neo est tout un monde. Et la solution à tous les problèmes naît de leur union, comme c’était le cas dans les films précédents. Leur union littérale, puisque c’est leur contact physique qui permet de tordre le virtuel et offrir l’émancipation espérée… Comme dans les premiers volets, l’Elu ne peut l’être que si l’autre y croit. Il est là, le véritable sens de la trinité : ce n’est pas juste Neo et Trinity, c’est une troisième entité qui naît. Appelez ça l’amour, appelez ça l’espoir, le courage d’affronter la peur qui nous empêche de sauter dans le vide… Nous, on appellera ça le cinéma. Et il n’est hélas pas assez présent dans le film… Même si cela semble volontaire.
Il y a peut-être une autre raison à ce semi-échec. Seulement survolée jusqu’ici, et purement hypothétique. Si la magie n’opère pas entièrement, c’est sans doute que là où les mains de Neo et Trinity sont jointes, celle de Lana Wachowski n’est plus dans celle de sa sœur Lily. Cette dernière n’est plus intéressée par la science-fiction et n’avait pas envie de se replonger dans l’univers avec Lana, et on ne peut s’empêcher de penser qu’il en résulte un manque indéniable.
Dans ses échecs, Matrix Resurrections est plus intéressant que l’intégralité de la production blockbusterisante Hollywodienne. Dans ses réussites, il est plus touchant que tout ce que l’on peut rêver du cinéma. Alors, le film est-il bon ou mauvais ? Si la clé est la trinité, c’est qu’on ne peut pas se permettre de penser en des termes aussi binaires. Le tout premier film Matrix se terminait par un zoom entre deux lettres, « M » et « F », nous suggérant dans une lecture métaphorique de penser au-delà des deux genres « male » et « female ».
Ici, c’est pareil. On pense au delà du binaire. Réussi ou raté, « love is love », et Matrix est Matrix.
Matrix Resurrections, un film de Lana Wachowski, au cinéma le 22 décembre 2021.
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