Cannes 2018 : 50/50, mais pas trop

Le 5 octobre 2017, les journalistes Jodi Kantor et Megan Twohey du New York Times accusent Harvey Weinstein de trois décennies de délires complets : agressions sexuelles et viols se côtoient. Au total, ce sont les nombres surréalistes de 86 agressions sexuelles et 13 viols qui sont octroyés à l’ancien magnat d’Hollywood. Si nous ne revenons pas sur cette affaire (elle a déjà été traitée des dizaines et des dizaines de fois de manière très détaillée et documentée), il est bon de rappeler qu’elle a mené un vent nouveau sur le cinéma américain. Les mouvements Time’s Up, MeToo et BalanceTonPorc étaient nés et avec eux, nous espérions (nous parlons ici en tant que mobilisé.e.s) : un renouveau.

Si Harvey Weinstein et Kevin Spacey sont parmi les célébrités qui sont tombées, il semblerait que nous nous soyons contentés de cela. Et encore, « tombés »… Ils vivent encore dans leurs tours d’ivoires, à bien des égards. Non pas qu’il soit question d’innocenter ces deux hommes, non, mais sont-ils les seuls dans un monde (occidental en tout cas) profondément sexiste et un milieu cinématographique qui l’est tout autant ? Cannes, lieu de prédilection de Weinstein, voulait changer les choses dixit son délégué général Thierry Frémaux. La conférence de presse était (un tout petit petit petit peu) axée sur cet après-Weinstein. La sélection annoncée, il ne faisait aucun doute que le Festival n’avait pas compris les enjeux. Sur les vingt et un longs-métrages en compétition, seulement trois étaient réalisés par des femmes : Heureux comme Lazzaro d’Alice Rohrwacher, Les filles du Soleil d’Eva Husson et Capharnaüm de Nadine Labaki, soit 14 % de films réalisés par des femmes en lice pour la Palme ! Quand l’on sait que plus de mille films ont été envoyés au Festival de Cannes, on est en droit de se demander s’il n’y avait pas la possibilité d’obtenir une parité totale.

Réalisatrices sélectionnées en Compétition Officielle du Festival de Cannes. © 5050 en 2020.

La sélection Un Certain Regard, antichambre de la compétition officielle, donnait la parole à huit femmes sur vingt cinéastes présent. e. s. À la Quinzaine, même constat, plusieurs centaines de films regardés pour seulement cinq femmes sur vingt-un.e cinéastes de sélectionnées. Seules la Semaine de la Critique (cinq femmes/huit) et l’ACID (six femmes/onze) réussissent le pari de donner une voix prédominante aux femmes. Chose nouvelle quand l’on sait que depuis 1946, ce sont 82 femmes qui ont concouru pour la Palme d’Or contre… 1727 hommes pour seulement deux Palmes remportées : une ex æquo en 1993 pour Jane Campion avec sa Leçon de piano et une Palme d’honneur pour Agnès Varda en 2015. Terrible bilan qui n’est pas près de changer tant les femmes sont sous-représentées dans la sélection principale. La signature de la charte 5050×2020 semble bien faible face aux enjeux d’une parité totale dès la prochaine édition cannoise et ceci, dans toutes les sélections du Festival ! Cannes a un rôle moteur et doit inspirer et initier ce genre de démarche fondamentale.

Cannes a un rôle moteur et doit inspirer et initier ce genre de démarche fondamentale.

Malheureusement, dans les faits, nous pouvons nous interroger sur les réelles motivations du « plus grand des festivals de cinéma ». Présentation du nouveau Lars von Trier — accusé de harcèlement par Björk sur le tournage de Dancer In The Dark —, ou du nouveau Terry Gilliam — qui soupçonne certaines des victimes de Weinstein de l’avoir un peu cherchées, et accusé par Helen Barkin d’avoir eu sur elle un comportement sexuel abusif au moment de Las Vegas Parano. Et passons sur la leçon de cinéma et l’annonce d’un prix pour Gary Oldman, accusé par son ex-femme de violence. Pareil du côté de la presse où l’on a vu Le Figaro ne pas hésiter à dénoncer la surexposition des femmes (ont-iels réellement étudié les sélections ?). Le Festival lui-même et la presse (avec ses exceptions) sont complètement dépassés par les enjeux et ne veulent pas disparaître s’accrochant coûte que coûte à leurs petits pouvoirs.

Mais nous ne sommes pas dupes, nous savons que les femmes ont encore beaucoup à dire, qu’elles ne se positionnent pas en victime pour le principe de demeurer des victimes. Il y a un réel problème de sexisme dans ce monde occidental et du cinéma. Un sexisme véhiculé par tout le monde, les hommes et les femmes comprises (sexisme intériorisé [cf. « le droit d’être importunée »]) et nous, hommes mobilisés, ne pouvons nous dissimuler derrière des masques de chevaliers blancs. Ne nous cachons pas derrière cette dénonciation et cet alarmant constat. Nous aussi, nous avons eu, un jour, un geste, un mot ou un agissement déplacé.

De ces comportements nauséabonds et regrettables, il n’est pas question de les effacer, de les modifier : le passé est le passé. Les blessures et les maux n’appartiennent qu’aux victimes et au mieux, nous pouvons les aider, la douleur est leur. L’objectif est de ne pas répéter ces schémas honteux, là réside l’intelligence : ne pas répéter son erreur et surtout, la comprendre. Il est aussi important d’écouter l’autre, ici les femmes : non, c’est non. À cet égard et afin de comprendre, plusieurs associations ou groupes féministes ont fait des tableaux récapitulatifs, on vous a choisi ceux de la page Facebook « Paye ta Shnek » pour leur lisibilité et leur simplicité. Ces tableaux, ces explications permettent de comprendre les différences entre drague, harcèlement, agression et viol à l’heure où le gouvernement Macron modifie les définitions juridiques.

Harcèlement de rue : les mythes. © Paye ta Shnek.
Drague, harcèlement ou agression ? © Paye ta Shnek.

Mais, revenons-en au Festival de Cannes. Si nous critiquons la présence de Lars von Trier, Terry Gilliam, Gary Oldman, et d’autres, ce n’est pas tant au niveau de leur légitimité artistique, mais de par la persona qu’ils représentent. C’est cette ambiance complètement factice que nous dénonçons, que nous regrettons et que par définition nous rejetons profondément. L’omerta du Festival de Cannes est nuisible à tou.te.s. À l’heure où les femmes doivent avoir la parole (et être écoutées), comment peut-on se permettre d’inviter, d’ovationner, d’acclamer et de récompenser (pas nécessairement avec un prix) des personnes au passé trouble, aux (possibles) actes répréhensibles ? On pourrait dire pareil à l’égard de la Cinémathèque française : Roman Polanski, Šarūnas Bartas et Jean-Claude Brisseau méritent-ils d’être invités, lorsqu’on leur fait les honneurs d’une rétrospective ? Il n’est une nouvelle fois pas question de s’interroger sur les artistes, mais sur l’intérêt de mettre en valeur, d’une certaine manière, le comportement de tels hommes. Nous nous garderons de condamner et de juger, ce n’est pas notre point, la Justice fera ce qui lui revient. Mais il est important de ne pas négliger la parole des femmes par rapport à celle des agresseurs. Il est important de ne pas stigmatiser les femmes qui s’expriment lorsqu’elles sont insultées, agressées, violentées, frappées, droguées ou violées. Sur un cas où une femme ment, combien sont véridiques et pourtant passés aussitôt dans l’oubli ? Beaucoup trop. Pourtant, il semblerait que la menteuse éclipse les victimes. Une fois encore, les opprimé. e. s sont mis.es face à face, laissant le champ libre aux oppresseurs. On peut lire à ce propos le papier de Crêpe Georgette sur le sujet : « les fausses allégations de viols sont rares ».

Cannes doit faire plus qu’arborer fièrement un pin’s « 50/50 »

Si la montée des 82 femmes ou celle des 16 femmes noires sont des avancées, bien que minimes, le Festival de Cannes doit faire plus qu’arborer fièrement un pin’s « 50/50 ». Ces marches méritent plus qu’être là pour la déco’. Comme dirait l’autre, on ne juge qu’à travers les actes. On attend ceux de Cannes. Une charte a été signée entre Messieurs Frémaux, Tesson et Waintrop. C’est une étape. Mais, comme nous l’évoquions précédemment, elle nous semble profondément insuffisante et déjà dépassée. Il faut, jusqu’à ce que l’industrie soit parfaitement équitable (doux espoir) établir des quotas, de manière purement mathématique. Sur une dizaine voire vingtaine de films que composent une sélection d’un festival, il est tout à fait envisageable de trouver une moitié d’œuvres de femmes égales ou supérieures qualitativement à celles des hommes. Voir plus de femmes réalisatrices composer les sélections des plus prestigieux festivals du monde, et donc statistiquement, offrir plus de chances à celles-ci de remporter des prix motivera les femmes à s’affranchir du patriarcat, à vouloir franchir le pas plus facilement. Et c’est ce à quoi nous aspirons. Nous en sortirons tou.te.s grandi.e.s.

Oui, l’idée de quota est à double tranchant, et fera s’étrangler les éditorialistes de droite aussi bien que les humanistes à la petite semaine qui pensent encore que cette situation n’est au fond qu’une question de volonté. Elle n’est pas en soi la panacée, renvoyant de facto les femmes sélectionnées à la suspicion d’un favoritisme de genre. Mais il faut bien commencer quelque part. Ce festival nous a encore prouvé que la bonne volonté seule ne donnera pas de bons résultats, en tout cas des résultats insuffisants. Dans une industrie qui n’aime que trop substituer aux mesures structurelles les mesures cosmétiques et cache-misère, les festivals peuvent embrasser cet élan nouveau. Cannes n’a pas vocation à être le reflet de l’industrie cinématographique, et ne fera pas plier à lui tout seul les différents acteurs de la chaîne de production. Ce qu’il peut en revanche, c’est s’appuyer sur la force symbolique de son nom, particulièrement en cette génération où son aura semble décliner. Le palmarès de cette année a mis l’accent sur le politique, qu’il concerne le sujet des films primés (Une affaire de famille, BlacKkKlansman, Capharnaüm) ou ceux qui les font (Spike Lee et surtout Jafar Panahi). Si l’on veut appliquer ce désir d’un Cannes à message, il faut désormais mener ce désir jusqu’au bout, quitte à froisser ceux qui sont de toute façon de plus en plus réticents chaque année à envoyer leurs films sur la Croisette.

Des directions de festival 100% masculines. © 5050 en 2020.

Non les femmes ne doivent pas se cantonner à certains métiers. Pourquoi devraient-elles se restreindre ? Une femme est-elle moins compétente qu’un homme pour être productrice, scénariste, directrice de la photographie ou réalisatrice ? Pourquoi dans la même logique devrait-elle recevoir un salaire inférieur à celui d’un homme à travail égal ? À celles et ceux qui ont peur de perdre leurs petits pouvoirs, nous répondrons que l’égalité entre les sexes entre les genres sera bénéfique pour tou.te.s. Vouloir le changement, c’est l’envisager totalement. L’égalité sinon rien. En tant qu’art, le cinéma doit être avant-gardiste en la matière. Il en va de sa vie, ou de sa mort !

La rédaction n’a jamais réussi à être franchement paritaire, notre porte est toujours ouverte à nos anciennes collaboratrices et nous serions heureux d’avoir de nouvelles plumes féminines, mais il n’y a aujourd’hui que deux rédactrices actives AsK et Salomé. Cette dernière a souhaité ajouter ceci :

Je n’ai pas participé à la rédaction même de ce que vous venez de lire, bien que ces messieurs soient venus me solliciter et me demander un regard dessus qu’ils ont beaucoup respectés. Évidemment, il m’était possible de participer à cet article, mais je ne l’ai pas fait. Je ne suis pas non plus là pour apporter mon tampon « la femme valide ». Je pense sincèrement que c’est légitime. Rassurez-vous, je ne leur ai pas mis un couteau sous la gorge, non plus. En fait, on ne s’est même pas concertés, et quand ils m’en ont parlé, j’ai juste donné mon aval à 200 % après lecture. J’ai toujours trouvé que pour arriver à cette parité et cette égalité, dans tous les milieux et celui-ci ne fait pas exception, il faut que nous nous battions main dans la main. Le fait que des hommes tiennent le même discours que moi ne m’invalide pas pour autant, ne me diminue pas et ne me met pas en danger. Personne ne me vole ma grande cause féministe, personne ne me renvoie en cuisine. Et si vous êtes plus touchés par ce texte, car il est écrit avec sérieux par des hommes alors que vous roulez des yeux en voyant une énième femme dénoncer exactement, mot pour mot, la même chose, il est tant de vous regarder dans le miroir. Ils ont été sensibles, en ont tout simplement autant assez d’un système dysfonctionnel que les femmes qui le subissent et ils ont voulu en parler. Notre combat de femmes se fait aussi avec les hommes et je salue leur soutien. J’espère qu’il motivera d’autres hommes et réconfortera des femmes. Évidemment il ne s’agit pas de l’hypocrisie dénoncée dans cet article d’ailleurs, ou l’on ne voit que des hommes pour résoudre des problèmes d’égalité ou même clairement féminins, qui sont à l’œuvre dans ce billet. Avant de filer, je vous laisser avec un sketch génial écrit par le SNL.

Quelques liens utiles :

http://www.5050×2020.fr/

https://derrierelacamera.com/2018/04/29/on-a-repris-la-parole-six-mois-apres-ou-en-sommes-nous/ (site indisponible pour le moment)

https://onsefaituncine.com/2018/05/20/je-suis-une-femme-je-suis-cinephile-et-je-vous-emmerde/

https://metoomvmt.org/

https://www.timesupnow.com/

Les signataires : Captain Jim, Gaël Martin, Julien Lada, Salomé et Wade Eaton.

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3 thoughts on “Cannes 2018 : 50/50, mais pas trop

  1. Bonjour,
    merci pour cet article.
    Il serait intéressant de noter aussi que :

    – la SRF, dont le conseil d’administration est composé notamment de Céline Sciamma et Rebecca Zlotowski, qui étaient de toutes les photos et toutes les cérémonies des 82 femmes, de signature de la charte etc, a été incapable de nommer une femme à la tête des prochaines Quinzaines des réalisateurs il y a 2 mois. C’est tout de même plus que cocasse, elles appellent à la parité et, alors qu’elles en ont le pouvoir, ne l’applique pas. Et ce n’est pas comme s’il n’y avait pas de femmes compétentes et candidates…

    – D’un point de vue matérialiste, il est assez drôle que le coup du jury « féministe » de la grande année féministe du festival de Cannes, soit composé de : Cate Blanchett, égérie d’Armani (pour 10 millions $) ; Kristen Stewart, égérie de Chanel (combien de $ ?) ; Léa Seydoux, égérie de Vuitton (combien d’€ ?). Pas étonnant, on est à Cannes, qui a pour sponsor Kering, mais c’est tout de même assez gros. Et je ne crois qu’il y ait déjà eu 3 égéries de grandes marques de la beauté blanche dans le même jury. Hasard ? En tout cas, le féminisme-washing de ces marques avait rarement atteint un tel degré durant ce festival. On est loin du féminisme émancipateur de Beauvoir, Delphy, Despentes, Preciado…

    En tant que garçon allié de la cause féministe, en disponibilité pour paterner son bébé (et faire les tâches ménagères bien sûr), je crois que tout est bon à prendre. Donc je me réjouis bien sûr des quotas et de toutes les petites victoires qui vont dans le sens de l’égalité, et de la diminution des privilèges dont jouissent les garçons. Mais ça ne veut pas dire que je dupe de ce féminisme capitaliste et ultra normatif, dont le chef d’oeuvre est certainement ça : https://www.youtube.com/watch?v=RPxocrprOf8

    Bonne journée,

    Isaac.

  2. Merci pour cet article ! Qui en plus de dénoncer l’hypocrisie de Cannes au niveau de son engagement féministe va au-delà de ça. Rappelant qu’est-ce que la drague, le harcèlement et l’agression car pas plus tard qu’hier, j’ai du encore débrattre 30 minutes là dessus avec un homme (j’aurais du plutôt lui tendre ces panneaux). De plus vous montrer que la remise en cause et l’engagement est possible sans demander le pardon, pour moi ça, c’est un acte de véritable allié des féministes (j’irais jusqu’à dire des femmes) ! Continuez comme ça, je suis de tout cœur avec vous !
    Je suis totalement d’accord avec toi Salomé ! Il est vrai que beaucoup, vont critiquer le fait que ça soit des hommes qui est écrit cette critique. Pas que des féministes, d’autre hommes qui pourtant comme tu l’as souligné, quand se sont des femmes qui dénoncent, sortent leurs grands airs et nous parlent de leur théorie sur les fémis nazis… Car quand il s’agit de féminisme que ça soit entre féministes de différents courants ou avec des personnes extérieures, il y a plus de critiques que d’encouragements.
    Bref, mes ovaires sont contents de votre acte ! Bye bye

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