ULTRA PULPE : Entretien avec Bertrand Mandico

Fort du succès de son premier long-métrage Les Garçons sauvages, qui était comme la consécration d’une carrière déjà importante, Bertrand Mandico revient à la charge avec le court-métrage Ultra Pulpe (Apocalypse After), conte baroque et macabre qui prend place dans les studios de cinéma d’une station balnéaire. C’est la fin de tout : la fin d’un tournage qui parle de fin du monde, mais aussi la fin d’un amour entre une réalisatrice et sa muse. En faisant rejouer quelques actrices des Garçons sauvages (on retrouve évidemment Elina Löwensohn puis Vimala Pons, Pauline Lorillard…), Mandico poursuit ses expérimentations narratives et plastiques dans un film décomposé en plusieurs strates hallucinées.

Présenté en séance spéciale à la Semaine de la Critique avec deux autres courts-métrages, Ultra Pulpe est une sorte de célébration orgiaque du cinéma et des actrices, disséquant les codes de la science-fiction (on pense à ces films cultes et fauchés qui ont marqué leur temps, comme La Planète des vampires) dans un délire sous acide « dégueulassement poétique » qui nous rappelle pourquoi on aime tant le cinéma de Mandico. Poussant l’artificialité qu’on lui connaît à son paroxysme (on filme même l’envers du décor), c’est pourtant un film qui provoque un flot d’émotions pures. Est-ce à cause de la douce mélancolie qui se dégage des voix suaves de ces jeunes filles en fleurs ? Peut-être bien. Toujours est-il qu’il s’agit d’un petit bijou de mise en scène à la richesse formelle impressionnante, qui sortira au cours de l’été sur les écrans dans un triptyque de courts-métrages comprenant le très beau Les Îles de Yann Gonzalez (qui était en compétition officielle cette année avec Un Couteau dans le cœur, où l’on retrouve d’ailleurs Mandico en tant qu’acteur) ainsi que After School Knife Fight de Caroline Poggi et Jonathan Vinel.

Nous avons rencontré Bertrand Mandico à Cannes pour l’occasion, au détour d’un café, afin qu’il puisse nous livrer quelques-uns de ses secrets de cinéma qu’on devine bien enfouis dans sa crinière sauvageonne.

Vous avez présenté Ultra Pulpe à la Semaine de la Critique. Vous revenez rapidement au court après un long-métrage, ce qu’on ne voit pas chez tous les cinéastes…

Je ne vois pas seulement le court-métrage comme un tremplin vers le long-métrage, même si j’ai l’impression que beaucoup de cinéastes font des courts uniquement pour pouvoir faire un long. Ensuite ils ont peur de refaire des courts, comme s’ils allaient être victimes d’une malédiction les condamnant à ne faire plus que ça. Pour moi, un film est un film. Évidemment je n’écris pas un court de la même façon qu’un long, et c’est souvent moins laborieux à financer. Après l’expérience des Garçons sauvages, dont la post-production a quasiment duré une année entière, j’étais très assoiffé de tournage. Je suis rapidement parti à New-York pour tourner un court-métrage autofinancé avec Elina (Löwensohn, ndlr) qui fera partie de la collection des 21 ans, j’ai aussi tourné un clip puis j’ai enchaîné avec Ultra Pulpe. Tout est parti d’une ancienne commande de Beaubourg pour Hors Pistes sur le thème des bougies d’anniversaire. J’avais écrit une pièce de théâtre-performance, j’ai adapté ce texte plus tard puis j’en ai fait Ultra Pulpe. Il fait partie des courts-métrages pour lesquels je recherche des financements plus conséquents, comme Notre-Dame des Hormones ou Boro in the Box. Pouvoir passer à autre chose après Les Garçons sauvages m’a fait beaucoup de bien.

On y retrouve aussi les actrices des Garçons sauvages.

Effectivement, même si je n’ai pas pu toutes les reprendre. J’aimerais retravailler avec Diane, Anaël ou Mathilde, qui ne sont pas dans le film, mais ça m’intéressait beaucoup d’emmener Vimala et Pauline ailleurs. J’ai voulu leur faire jouer des personnages très différents, à la fois de ceux qu’elles campaient dans Les Garçons sauvages mais aussi de ce qu’elles peuvent faire dans d’autres films.

Elina Löwensohn tient le rôle d’une réalisatrice dans Ultra Pulpe, à travers un dispositif de film dans le film. Est-ce une forme de double ?

En réalité, elle n’est pas vraiment mon double car je ne fonctionne pas comme certains cinéastes qui s’attachent à reproduire leur personnalité ou leur look à travers leurs personnages. Ici, j’ai fantasmé une réalisatrice comme j’avais fantasmé autour de Walerian Borowczyk pour Boro in the Box. J’aime cette idée qui consiste à créer des personnages en utilisant des éléments qui correspondent à ma personnalité, mais le résultat final est vraiment à part entière.

On connaît votre amour pour les actrices : le film fait justement leur éloge. Comment les préparez-vous pour des rôles qui demandent d’accepter une telle part de mystère, voire d’abstraction ?

C’est surtout le texte qui dicte les choses. Le texte est particulier parce qu’il n’est pas réaliste, donc j’y travaille beaucoup avec les actrices en répétitions afin qu’elles trouvent le bon ton, les ruptures dans le jeu… Il faut trouver une musicalité dans les mots et la rythmique des phrases, sans que ça devienne théâtral. Les gens ont tendance à raisonner de façon binaire : c’est soit réaliste, soit théâtral. Or on peut être dans un artifice qui n’est pas théâtral, qui est autre chose et c’est ce qui m’intéresse. Il y a évidemment beaucoup de répétitions car je fais peu de prises, étant donné mon support pellicule qui coûte cher. Quand Lola Creton et Anne-Lise Maulin déclament leur texte, c’est un plan séquence. On a beaucoup répété et elles n’ont jamais fait une erreur lorsqu’on a tourné, elles connaissaient leur texte par cœur. Mais ce qui finit de sculpter la personnalité, c’est surtout le costume. Pour Ultra Pulpe c’est Pauline Jacquard, qui joue le rôle d’Apocalypse, qui s’en est occupé. Une fois qu’on a trouvé leur costume, ça aide les actrices à intérioriser définitivement leur personnage.

Dans Ultra Pulpe, Vimala Pons nous dit qu’elle « a 10 ans » et qu’elle regarde un film interdit en cachette qui lui donne envie de faire du cinéma. C’est votre histoire ?

C’est une partie introspective, oui, même si je ne suis pas vraiment tombé sur un film de Joe D’Amato où l’on voit des femmes à poil dévorer des cadavres. Mais ce film existe ! (Rires.) Je suis plutôt tombé sur des choses par hasard, comme quand un enfant veut regarder ce que ses parents regardent. Je suis tombé sur des scènes un peu marquantes en cachette, des films comme Délivrance (de John Boorman, ndlr)… Ça fait partie de l’apprentissage du cinéma. Peut-être qu’aujourd’hui c’est différent, parce que les enfants se sont familiarisés avec les écrans et vont chercher eux-mêmes des images sans que les parents soient derrière eux. Il n’y a plus vraiment ce côté « télévision au cœur du foyer » où les parents regardaient des films pour les grands le soir.

Lors d’une séquence, Elina Löwensohn parle de « sublimer la vulgarité », ce qu’elle disait déjà sur le bateau à la fin des Garçons sauvages. Comment définiriez-vous la vulgarité, votre vulgarité ?

C’est vrai, c’est comme si c’était la suite de cette phrase des Garçons sauvages. La vulgarité, c’est un terme et un concept intéressants parce qu’on est tous le « vulgaire » de quelqu’un. Jouer avec la vulgarité, c’est prendre un risque. Il y a ceux qui veulent être dans le bon goût à tout prix pour qu’on ne dise pas de leur cinéma qu’il est vulgaire, puis il y a ceux qui n’en ont rien à foutre au point que ça devienne trop excessif. J’aime interroger cette notion comme une sorte de frontière interdite, j’aime me demander jusqu’où je peux aller. Ça implique de ne pas s’interdire certaines outrances tout en essayant de préserver une forme d’élégance.

Il faut dire que c’est un terme qu’on emploie souvent de façon péjorative.

Certes, mais j’aime ce mot. Je le trouve très beau dans ce qu’il signifie, j’aime la façon dont il sonne. C’est un mot qui salit la bouche dès qu’on le prononce ! (Rires.)

Vous avez débuté votre carrière dans l’animation artisanale. On sent encore cette influence dans vos films.

J’ai commencé avec un court-métrage en animation (Le Cavalier bleu, ndlr) mais je pense que c’est surtout le côté « studio » qui se ressent encore dans mes films. J’ai fait de l’animation en volume car c’était ce qui se rapprochait le plus du film en live action : il y avait aussi la notion du plateau, de l’éclairage… J’utilisais des éléments préexistants pour les assembler, ce n’était pas des maquettes hyperréalistes. Ce goût du décor, de la construction est toujours présent dans mes films.

Qu’est-ce qui vous a poussé vers la prise de vue réelle ensuite ?

J’ai toujours eu envie de ça, mais il n’y avait pas de caméra chez moi. Je ne savais pas si j’avais le droit de prétendre à être cinéaste. En vérité, je voulais être acteur au début car je pensais que l’acteur était celui qui réalisait, que le jeu entraînait le film. À défaut de filmer, je dessinais et faisais des collages. On m’a parlé d’une école de cinéma d’animation (Les Gobelins, ndlr) et je me suis dit que c’était l’endroit idéal pour rentrer dans cet univers par la fenêtre. J’étais modeste parce que c’est toujours impressionnant de se dire qu’on va écrire un scénario puis qu’on va diriger des équipes… Je ne voulais pas passer par la hiérarchie classique de l’assistanat à la réalisation, ce qui est un autre possible, alors j’ai opté pour l’animation. Très tôt, j’ai gagné un concours dans l’école qui m’a permis de réaliser une publicité pour la Fête de la musique. On m’a laissé m’exprimer, puis j’ai tout de suite eu envie de travailler avec des comédiens.

Vous avez très vite trouvé puis imposé un univers visuel qui vous est propre, ce qui est assez rare pour le souligner.

Quand j’ai débuté, j’ai fait quelques publicités en parallèle des courts-métrages et des films de commande. C’était un autre temps, mais on m’appelait pour développer des univers radicaux où j’avais carte blanche, non pas sur le fond mais sur la forme. Je bénéficiais de gros budgets, ce qui était étrange étant donné mon jeune âge. Le fait d’apprendre à dépenser de l’argent sur un tournage tout en continuant mes films plus expérimentaux m’a beaucoup aidé à l’époque, et il serait évidemment impossible de faire ce genre de publicités aujourd’hui. Cela dit, j’ai décidé de rapidement tout arrêter car je détestais ce milieu.

Vos films offrent à l’image une forme de toute-puissance. Vous tentez de faire littéralement rêver le spectateur, mais vous lui accordez également une grande confiance. Comment émerge la création dans votre processus de travail ?

Je vois mes films comme des psychotropes : mon but, c’est que le spectateur prenne une dose. Mais ce n’est pas pour autant que je fais des choses totalement évanescentes ou incontrôlées. C’est le texte qui émerge en premier, je cherche une écriture, j’écris des dialogues… Dans un second temps je commence à collecter des images, à me bousculer, à essayer d’être le plus juste possible par rapport au texte imaginé, à me faire plaisir aussi. J’enrichis le texte jusqu’à ce que je trouve un équilibre, puis je me lance dans l’aventure. Je me donne également quelques contraintes…

Vous vous êtes interdit des choses pour Ultra Pulpe, par exemple ?

Oui, je me suis entre autres interdit de faire des rétroprojections. J’ai préféré n’utiliser que des toiles peintes à la place. Je me suis interdit de faire des surimpressions… Même s’il y en a une en réalité ! (Rires.) J’ai tenté de casser certaines manies que je pouvais systématiquement avoir en me disant que je devrais me débrouiller sans, cette fois. J’ai aussi tenu à travailler en format Scope, où le découpage se fait différemment. Sur Ultra Pulpe, je me suis forcé à faire durer les plans plus longtemps que d’habitude, ce qui nécessite d’établir un vrai rapport de confiance entre moi et mes actrices.

Votre créativité « magicienne » vous permet d’aller loin en termes d’imagination. On a l’impression que tout est possible avec vos effets artisanaux, qu’il n’y a pas de limites. Quelle est votre approche de l’artifice au cinéma ?

J’ai toujours aimé mêler le « faux » au réel dans mon travail. Mon médium, c’est le cinéma et ma façon personnelle d’être réaliste consiste à montrer que je fabrique tout en rendant ça aimable. Je dis : « Je suis en train de faire du cinéma, regardez » et ça se voit. J’ai été très marqué par Federico Fellini étant jeune, par sa façon de sortir du cadre, de montrer le décor dans sa dimension plastique absolue. Dans Ultra Pulpe, je montre réellement le studio. C’est drôle parce que certains projecteurs, sur le plateau, avaient le « droit » d’être filmés contrairement à d’autres. Les membres de l’équipe technique portaient des blousons à capuche où était écrit le titre du film au dos parce qu’ils risquaient à tout moment de rentrer dans le champ, et alors je pouvais les filmer sans problème ! C’était assez bizarre pour moi qui, en cadrant mes films d’habitude, fait toujours très attention à ce que rien ne dépasse.

On dit que vous êtes un cinéaste subversif parce que vous allez au-delà des normes, que vous n’avez pas peur d’effrayer ou de répugner le spectateur ni d’être dans l’excès formel.

Ce n’est pas à moi de le dire, mais la subversion n’est assurément pas une posture ni un désir dans mon travail. J’ai un besoin de liberté très fort : je veux emmener mes spectateurs ailleurs, être le plus sincère possible dans ce que je propose. Et s’il y a subversion, alors ça me dépasse. Ce qui est sûr c’est que je n’aime pas le cinéma « tiède » et qu’il faut, selon moi, ne pas avoir peur de prendre des risques lorsqu’on fait des films, tout en essayant de garder un état de grâce permanent. Je n’ai pas envie de faire un cinéma confortable même si j’ai des manies, un style particulier que je ne cherche pas à fuir.

Vous avez remporté un prix des étudiants décerné par France Culture à Cannes, pour Les Garçons sauvages. Votre œuvre a beaucoup gagné en popularité depuis ce film, et notamment par la jeunesse…

Curieusement, la jeunesse constitue le cœur de mon public. Je trouve ça génial parce que ce n’était pas calculé. Ça me rend vraiment optimiste parce qu’il y a tellement de gens dans la profession qui nous disent que le public vieillit, que le cinéma n’intéresse plus les jeunes. Il y a un fatalisme, une résignation de la part de ces gens qui m’emmerde profondément. Quand je présentais Les Garçons sauvages, des exploitants de salles venaient me voir et me disaient : « On n’a jamais vu ces jeunes dans nos cinémas, comment c’est possible ? Comment vous connaissent-ils ? » et je leur répondais simplement que le bouche-à-oreille avait dû fonctionner. Ça me plaît beaucoup que des jeunes aiment le film et s’y retrouvent par rapport à ce que je propose, je suis ravi de cette ouverture qui a vraiment été permise, pour le coup, grâce à ce premier long-métrage.

Quel conseil donneriez-vous aux jeunes qui rêvent de cinéma en rêvant devant vos films ?

Rester libre et travailler dur, d’abord. Ensuite de ne pas avoir peur, parce que la peur est le plus grand ennemi de la création.

Ultra Pulpe, de Bertrand Mandico. Avec Elina Löwensohn, Vimala Pons, Pauline Jacquard, Pauline Lorillard. 37 mn. Sortie prévue au cours de l’été dans un programme spécial.

Photo d’illustration ©Aurélie Lamachère

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