Toni Erdmann, de Maren Ade

Je vais être transparent avec vous et, de fait, écrire l’article en « je », parce que Toni Erdmann est un film qui s’est directement adressé à moi et a su par je-ne-sais quelle formule magique annihiler toute possibilité de nuance, de retenue. « Manipulation, putasserie », voici d’ailleurs des qualificatifs que j’ai entendus au sortir de la salle du peu de non enthousiastes. Manipulé, charmé, possible, probable… Mais je ne vais pas bouder mon plaisir, et donc partir dans la dithyrambe hardcore. Je vous prierai de m’en excuser, parce que lorsque j’adore, c’est aussi énormément que lorsque je déteste.

Logé dans un coin du balcon de l’immense salle Debussy avec tous les blaireaux qui, comme moi, pensaient – sûrs d’eux, en plus – que le film n’attirerait pas plus que ça les journalistes, je vois complètement les deux tiers gauche de l’écran et ai un bout d’enceinte qui vient tomber dans mon champ de vision sur le troisième. Pas grave, me dis-je, c’est juste un film allemand de 2h45. Si tu le vois dans ses deux tiers, ça fait finalement un film allemand d’une durée normale. Et en plus, si pour un film allemand de 2h45 aucun des types situés sur ma gauche ne quitte la salle, c’est Palme d’Or direct !

#Epilation
#Epilation

A l’écran, un papa blagueur tente de redonner le sourire à sa working girl de fille partie faire du business en Roumanie, à l’occasion d’une visite surprise dont il a le secret.

Dès les premières images, le ton m’apparaît juste, le film me parle très simplement. Il ne s’adresse pas à moi en me criant dessus comme un film d’identification à l’usure type Bercot/Dolan/Maïwenn, non, il joue une mélodie qui me prend dans ses bras. Vous savez, je suis dans cet état qui caractérise le mec dans son canapé, télécommande à la main, complètement incapable d’éteindre sa télé. Il est tombé sur ce truc par hasard et, depuis, bugge complètement, quelque part dans l’écran. Ben pareil (mais pas dans le tiers droit dudit écran, juste).

Sûrement parce que je m’identifie beaucoup au rôle de ce blagueur dans l’âme handicapé social. Vous savez, le type qui dès qu’une conversation le met mal à l’aise car creusant un peu trop fort sur sa personne s’en sort d’une pirouette ? C’est lui. C’est moi, aussi.

Maren Ade, qui aurait pu faire de ce trait de caractère un véritable handicap social choisit plutôt de le filmer avec beaucoup de délicatesse et, de fait, d’intelligence. Son talent, c’est de toujours couper les scènes au bon moment, de ne jamais mettre la carapace de son personnage en difficulté. D’arrêter quand c’est drôle, triste ou beau, quelques millièmes de secondes avant que ça ne devienne gênant ou pathétique. Ce refus total du sensationnalisme façon Joachim Lafosse l’aide à capter ce qu’il y a de plus vrai en lui à travers les blagues qu’il prépare pour rire et les personnages qu’il incarne pour jouer, et à ne jamais s’engouffrer dans l’impudeur de le montrer frontalement déçu des réactions provoquées, triste de n’être pas parvenu à ce que l’on suppute être son objectif.

En face de lui, sa fille est un autre grand personnage de cinéma. Obnubilée par sa carrière, par la ligne qu’elle s’est fixée pour arriver à d’évasifs objectifs de réussite professionnelle, elle en oublié de vivre. De son père elle a hérité pour ce qui est de jouer un rôle en société. Seulement, son rôle à elle n’est « pas humain », comme le lui lâche ce dernier. « T’es un bête », la félicitera également son supérieur hiérarchique quelques séquences plus tard. Sandra Hüller donne à ce personnage beaucoup de nuances, la plaçant continuellement à coup de pauses, de regards dans le vide et de petits gestes maladroits le cul entre deux chaises, mais faisant mine de tenir sans souci en équilibre.

Voici Tony Erdmann, interprété par Winfried. Allez voir le film, vous comprendrez
Voici Tony Erdmann, interprété par Winfried. Allez voir le film, vous comprendrez

Le spectacle de ce père tentant par tous les moyen de redonner à sa fille le goût de la vie prend plusieurs grands tournants que je ne vous exposerai pas ici dans un déroulement qui fait passer ces 2h45 plus rapidement que n’importe quel autre film toutes sélections confondues vu jusqu’ici, sautant d’un registre à l’autre sans que l’on ne s’en rende vraiment compte. Les rires succèdent à plusieurs reprises aux larmes à peine essuyées. D’une finesse rare, Tony Erdmann réussit parfaitement le pari de rendre compte au fur et à mesure des scènes d’une filiation évidente entre ses deux protagonistes, d’un lien très fort, et ce sans la moindre marque d’affection, sans le moindre mot doux.

A l’écran, en face de Sandra Hüller, Peter Simonischek joue la plus belle partition d’acteur vue depuis un bail. On espère bien le serrer fort dans nos bras sur la Croisette tant son visage et ses mimiques nous sont désormais familiers, touchants, sympathiques, revigorants. Oui, Toni Erdmann est un film qui fait beaucoup de bien.

En tout cas sur les deux tiers gauche de l’écran pour ma part.

Tiens donc, ma rangée ne s’est pas vidée d’un poil. Palme d’Or !


Gaël Sophie Dzibz Julien Margaux David Jérémy Mehdi
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Le tableau des étoiles complet de la sélection à ce lien



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Un film allemand de Maren Ade, avec Peter Simonischek, Sandra Hüller, Lucy Russell et Trystan Pütter.
Le film sortira sur les écrans français le 17 août 2016

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