A la poursuite d’Alain Guiraudie dans Albi ou le barbecue raté

Il y a cinq ans, sur les berges de la Seine, je disais à un copain que si j’étais productrice, je chercherais de l’argent pour un seul cinéaste désargenté et mésestimé : Alain Guiraudie. On venait de voir Le Roi de l’évasion, comédie géniale, mais qui sentait un peu son film fauché.

Dans une des premières scènes, un vendeur en matériel agricole discute dans le salon avec son client de la couleur du tracteur que celui-ci souhaite lui acheter. De la cuisine, la mère de l’agriculteur ne peut s’empêcher de donner son avis, ce qui exaspère le vieux garçon au point qu’il remet à plus tard son achat. Les deux hommes se retrouvent ensuite près de la voiture et discutent de leur prochain rendez-vous : un plan cul à plusieurs. Pas de demi-mots, pas de faux-semblants, pas de glamour.

Il y a le cinéma que l’on aime et celui auquel on est attaché. La seule chose qui égale le choc de découvrir un regard sur le monde complètement étranger à soi (Rashomon) est le sentiment de se voir totalement représenté. Il n’y a pas de cinéma dont je me sente aussi proche que celui de Guiraudie, parce que c’est le seul cinéaste actuel, avec Claire Simon, à exprimer de l’intérieur ce que c’est que de vivre dans le sud de la France. Je reconnais l’accent, les mecs en cycliste noir qui s’échinent à monter des côtes sous un soleil de plomb, le ton des discussions où le prosaïque se mêle d’absurde, le vocabulaire frontal. Chez Guiraudie, on appelle un chat un chat (et on discute de la longueur de sa bite). La nature est très présente, comme la beauté. Mais il filme aussi les bords d’autoroute en travaux, les maisons laides en crépi… C’est le spécialiste des plans « parking ». Les films de Guiraudie, c’est le Sud dénué de pittoresque, une véritable (et peut-être la seule en France) décentralisation.

le-roi-de-l-evasion

En 2014, je quitte Paris pour Albi. Je suis revenue dans le Sud et j’exulte. Albi est une ville superbe. Mais question cinéma, après Paris, c’est dur : difficile de sortir des films de super héros en VF. J’apprends cependant une chose intéressante : Alain Guiraudie habite la ville. Je ne m’étais pas remise de L’Inconnu du lac. J’emprunte tous ses films à la médiathèque. Je revois Le Roi de l’évasion. Et, là, je remarque qu’une bonne partie du film a été tournée à Albi, précisément autour de la maison que je loue. Curly (Hafsia Herzi), l’adolescente dont le héros tombe amoureux, lui donne rendez-vous devant le collège où je travaille. Je me munis alors d’une carte, prends mon vélo et fais le tour du quartier, pour peu à peu retrouver tous les endroits du tournage : le garage des parents de Curly, les rues, le quartier de la vieille ville où elle se fait agresser… Mais je cherche en particulier l’appartement du héros, dont on aperçoit brièvement l’intérieur dans une scène de sexe. Etant donné les moyens de la production, c’est probablement celui de Guiraudie lui-même. Avec l’orientation de la cathédrale que l’on aperçoit par la fenêtre, dans le film, j’en viens à restreindre les possibilités à un bloc d’appartements. Mais impossible d’accéder aux boîtes aux lettres pour confirmer mes déductions.

C’est à peu près là que s’arrêta ma quête.

Un jour, mon copain le croisa à vélo à côté de chez nous. Il portait un cycliste noir et un T-shirt jaune. J’étais un peu jalouse. Il devait être assez sexy.

A la fin de l’année, je ne travaillais plus. Je ne bougeais plus. Je lisais A la recherche du temps perdu en me dandinant pour déplacer mon gros ventre jusqu’au réfrigérateur. En mal de villégiature et d’oiseaux, notre community manager préféré, Gaël, vint nous rendre visite (faucons pèlerins sur la cathédrale d’Albi, il ne se serait pas déplacé pour rien). Je lui évoquais discrètement qu’Alain Guiraudie était probablement notre voisin immédiat, bien que nous ne sachions pas précisément où il habitait.

« Alain Guiraudie ? Mais j’ai son portable ! Tu veux qu’on l’appelle ? ». Stupeur. J’avais oublié que Gaël l’avait interviewé à Cannes l’année précédente pour Cinématraque. Une vidéo TRES étrange où Alain Guiraudie ne répondait à aucune des questions qu’on lui posait. En fait, il ne répond jamais aux questions qui analysent son travail. Très clairement, le mec refuse de se prêter au jeu de la réflexivité. Dans cette époque de cinéastes intellectuels (Desplechin), il incarne la poésie.

Mais pouvions-nous appeler Alain Guiraudie ? Et l’inviter à quoi ? Il avait probablement mieux à faire que de discuter avec des inconnus (dont une femme enceinte). Et pourtant… peut-être s’ennuyait-il ? J’avais tant de questions à lui poser. J’étais prête à écrire un livre. Voire une ode en hexamètre dactyliques.

Un barbecue s’imposait.

Nous avions un jardin. De la saucisse de Toulouse. De la bière. Une réelle admiration. Et il habitait à côté. Je rêvais un peu.

Et puis on s’est dégonflé. Je me suis dégonflé. Alain Guiraudie resterait une idole inaccessible, ma dernière fixette de fan.

Depuis, je répands la bonne parole, je prête mes dvd… Ma mère et ma sœur se sont reconnues dans ses films, comme moi. Un ami parisien a été choqué par sa représentation du sexe et la laideur des bermuda-basket, uniforme s’il en est, des kékés du sud. La preuve qu’au-delà de l’universalité du talent, il se défend dans les films de Guiraudie une forme de territorialité et s’exerce une discrète et drôlatique revendication de la marge.

Inconnu du lac 2

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