Le Fils Unique

A l’occasion du 110e anniversaire de la naissance de Yasujiro Ozu, trois films du cinéaste sont réédités, parmi lesquels son premier long métrage parlant. Un film bercé par la brise, qui cueille le tragique là où on ne l’attend pas, et dans lequel s’affirme la poétique sensible du cinéaste.

Le peintre des scènes de la vie familiale esquisse dans son premier film parlant les motifs chers à son œuvre. Avec un récit d’une facture dramatique, ancré dans un contexte social précis, le cinéaste parvient à le délester de sa gravité en faisant du film presque une promenade dans les champs.

En 1923, dans le village Shinshu au centre du Japon, une fileuse de coton élève seule son fils avec le maigre salaire que lui rapporte l’usine. L’enfant est doué à l’école, mais faute de moyens la mère ne peut l’envoyer au lycée. Se rendant compte des conséquences fatales d’un tel acte, elle décide finalement de se sacrifier au travail pour donner un avenir à son enfant. Ce dernier promet d’accomplir brillamment ses études pour devenir un grand homme. Dix ans plus tard, le fils est installé à Tokyo. Sa mère lui rend visite pour la première fois. Avec surprise elle découvre la modeste vie qu’il mène avec sa petite famille, qu’il fait vivre tant bien que mal avec son maigre salaire de professeur d’école. Désappointée par cette pauvreté, elle constate avec effroi le peu d’ambition d’un fils pour qui elle a tout sacrifié.

Dès les images élégiaques qui ouvrent le film, le contexte social et l’aspect tragique du récit sont mis à l’écart. Ce qui intéresse le cinéaste, c’est le mécanisme de relation qui lie la mère et le fils. Mécanisme qui prend la forme de ce pacte : le sacrifice maternel contre la réussite du fils. A partir de ce paradigme social classique, Ozu désamorce la tension dramatique pour se concentrer sur l’autre histoire, celle qui se tisse autour du drame, dans l’imperceptible, là où se noue le lien véritable entre la mère et le fils. Observateur subtil du microcosme familial, il questionne le conflit générationnel en en peignant les mille et une facettes.

Préfigurant Voyage à Tokyo (1953) sur un registre plus tragique, le film est l’histoire d’un déplacement, d’un voyage. Un parent se rend dans la capitale pour voir son enfant qu’il n’a pas vu depuis plusieurs années. Il découvre avec surprise un être changé, presque un inconnu. Le voyage est alors l’occasion de prendre la mesure du temps. Incarnant à la fois le mouvement dans le temps et l’espace, le voyage constitue l’expérience centrale, cristallisant le vrai drame, imperceptible, du quotidien.

Ce motif du déplacement structure le film comme il traverse l’œuvre du cinéaste. Le voyage marque l’ampleur des vicissitudes, des contingences et bien sûr du temps, qui ont séparé les individus. Mais c’est sans doute aussi une manière d’insister sur ces menus faits de la vie, a priori insignifiants mais qui en constituent l’essentiel. C’est de cette matière-là que sont tissées les relations de nos personnages. En dehors du voyage  principal que fait la mère pour voir son fils, le film est structuré par trois scènes majeures de « déplacement ». Chaque fois, les personnages traversent le terrain de champs qui sépare la maison du fils de la ville. Ces déplacements sont l’occasion de conversations entre la mère et le fils. La première lorsque la mère découvre que son fils vit modestement ; la seconde lorsqu’elle lui fait part de sa déception ; et la troisième lorsque le fils rentre chez lui avec sa petite famille après avoir accompagné sa mère à la gare. Ces trois « promenades » qui suivent ou précèdent l’action principale, constituent pourtant les moments clé qui font avancer le récit et les personnages. C’est dans ces menues conversations que le vrai drame prend forme, se noue, et se dénoue. L’histoire là où on ne l’attend pas.

Ces trajets, ces voyages, sont comme des ponts dans le récit, où l’on peut regarder le drame de loin, dans une perspective inédite, où l’on prend la mesure des choses et le temps de respirer. Une tentative de mettre à l’écart poliment et avec grâce la tragédie des personnages. La particularité du film est en effet d’aborder ce sujet social hautement sérieux avec une légèreté imperceptible, et de faire surgir la clé du drame familial dans un dispositif de mise en scène de « légèreté ». Tout d’abord avec le procédé de sur-cadrage dans les scènes d’intérieur (dont on connaît le fameux cadrage typique d’Ozu, à hauteur du tatami). Les personnages assis sont souvent cadrés à l’intérieur d’un autre cadre, constitué par les portes coulissantes ou des accessoires au premier plan (draps, meubles). Cette spatialisation dans le plan « défait » en quelque sorte l’émotion première qui pourrait nous assaillir. Mais elle crée surtout une sorte de « mise en scène du quotidien », de ces petits drames que nous connaissons trop et qui participe d’un rituel pour le rituel, peu à peu vidé de son sens, mais essentiel au rite de la vie. Dans la scène dramatique clé du film, lorsque la mère reproche au fils d’avoir failli à sa promesse, à son devoir, et d’avoir bafoué le sacrifice maternel, le fils est désarçonné. Nous entendons alors les pleurs de l’épouse mais hors champ, pendant un long moment. Ce hors champ écarte le mélo au premier degré. Au lieu de nous dire « l’épouse bouleversée pleure à chaude larmes », il nous dit plutôt « voici l’épouse qui se met à pleurer », sous-entendant « mais quel est exactement l’objet de ces larmes ? » La trame de ce second niveau de récit se tisse progressivement mais imperceptiblement, pour enserrer le récit premier et lui montrer ses failles.

Comme plus tard dans les films des années 50 (Printemps tardif, Le Goût du riz au thé vert, Voyage à Tokyo, Fleurs d’équinoxe, Fin d’Automne), il s’agit de confronter les valeurs construites par la société, des valeurs illusoires, face aux valeurs qui importent réellement, celles qui participent de la vie vécue. Ici l’enjeu du drame familial, c’est la réussite sociale et matérielle à laquelle le fils n’est pas parvenu. Tous les personnages y croient dur comme fer avant de s’apercevoir que tout cela n’est que bruit superflu, puisque tout s’achève dans l’éphémère. Peintre des vanités, Ozu s’attarde sur les traces qui disparaissent : la fumée d’une usine de déchetterie, le vent balayant l’herbe des champs ou berçant le linge suspendu, comme des fenêtres par où s’échappe le souffle des personnages. Ces images marquent une nature imperturbable face aux mouvements des hommes. Comme dans une portée musicale, à la manière d’une ponctuation, chaque séquence s’ouvre et se ferme sur un plan fixe d’objet : une lampe, des bouts de cotons, une rue, l’herbe d’un champ, une porte. La caméra s’attarde sur ces objets pour les écouter, eux qui étaient là avant le drame de cette histoire et qui resteront après. Dans ces plans figure la mesure du temps, clé du drame. L’ellipse temporelle est toujours figurée par une nature morte. C’est le temps qui éloigne nos deux personnages, et qui crée leur querelle. Mais c’est aussi le temps qui les réconcilie par le biais de la contingence et qui finit par avoir raison de leurs erreurs.

Le récit du drame familial disparaît alors progressivement. Reste cette invitation à la promenade dans les champs.

Le Fils unique, Yasujiro Ozu, avec Choko Iida, Shin’ichi Himori, Masao Hayama, Japon, 1h27.

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