Effets secondaires : humain, après tout

On commence à connaître le système Soderbergh : à charge de chaque film de combler les blancs du précédent, de préciser les pistes laissées en plan par un auteur aux facultés de concentration limitées (il arrive fréquemment que, sitôt en post-production d’un film, il s’atèle au suivant) – pour mieux en créer d’autres, par la même occasion ; en mettant un terme à sa carrière (Effets Secondaires est annoncé comme son avant-dernier film), le cinéaste laisserait donc à jamais son oeuvre incomplète.

Effets secondaires ne déroge pas à la règle. Deux films cohabitent ici : du premier, thriller médical sur fond de scandale sanitaire, nous dirons qu’il navigue quelque part entre Erin Brockovich et The Informant ! (suspicion d’un complot à grande échelle, combat d’un personnage contre le système), un peu paresseusement, par endroits, malgré la maîtrise usuelle du cinéaste ; du second, pour ne pas gâcher l’effet de surprise, nous ne révélerons pas grand-chose, si ce n’est que Soderbergh s’y livre à un exercice de déconstruction quasi depalmien (en épousant le point de vue de Rooney Mara, à quels angles morts nous sommes-nous exposés ?), en s’étant auparavant joué de la partialité du spectateur (il lui aura suffi de jeter le soupçon sur l’industrie pharmaceutique, coupable tout désigné, pour accorder un blanc-seing à ses victimes supposées).

Le pot de terre contre le pot de fer : Soderbergh maîtrise le motif et, plutôt que de lui imprimer la moindre variation, l’applique scrupuleusement, pour mieux le retourner dans un dénouement aussi jouissif que gratuit. Les effets secondaires du titre sont ainsi ceux auxquels s’expose le public, s’il prenait au pied de la lettre le récit déployé par le cinéaste, se fiait aveuglément à son savoir-faire. Le film vaut alors comme commentaire de sa filmographie, Erin Brockovich en tête (le combat d’une femme contre un consortium industriel, pour révéler un scandale de santé publique), et vaut moins pour lui-même que par l’intelligence avec laquelle il s’inscrit dans un ensemble.

Sûr de ses effets, Soderbergh poursuit ainsi son oeuvre glaciale (à l’exception du récent Magic Mike, où il tâchait de réchauffer son système formel – au soleil de la Floride, aux corps de ses interprètes, aux motifs de la rom’com’), se déployant dans les décors d’une ultra-moderne solitude – chambres de cliniques, cabinets médicaux, restaurants lounge, bureaux en open space, halls d’hôtels, salles de conférence, pavillons et comptoirs anonymes. D’autant plus que s’y pose, une fois encore, la question, contemporaine s’il en est, du rapport tarifé à l’autre (et de la nécessaire mise à distance qu’elle suppose), sa codification et sa transgression, le rapport thérapeute/patiente succédant ici à ceux de call-girl/client (The Girlfriend Experience) et strip-teaseur/spectatrice (Magic Mike).

Un plan, néanmoins, livre un indice des hauteurs auxquelles prétendent le cinéma de Soderbergh. Une image qui, dans sa filmographie récente, n’en finit plus de revenir. Jon (Jude Law) assiste, médusé, à un flash d’informations, dans lequel sa ligne de défense (et, du même coup, sa carrière) se voit battue en brèche (a-t-il prescrit à sa patiente un traitement dont il ignorait les effets secondaires, lesquels l’auraient alors conduite à commettre l’irréparable ?). Incapable d’articuler le moindre mot, de répondre à sa compagne qui, hors-champ, vient de lui poser une question, Jon – pourtant mesuré et sûr de son fait, dégageant une impression constante de contrôle – voit sa logique s’enrayer.

Ou quand le petit système propre aux personnages de Soderbergh (la ligne de conduite de Chelsea dans The Girlfriend Experience, tout de détachement professionnel : je couche sans m’attacher ; le discours fun et entrepreneurial de Mike dans Magic Mike ; le monologue intérieur de Mark Whitacre dans The Informant !) vient à s’enrayer. Dans le cas de Jon et Mike, ce bug prend la forme d’un balbutiement. Les mots cherchent à sortir – ceux-là même qui, quelques instants plus tôt, semblaient relever d’une mécanique rôdée –, la langue fourche, les syllabes se bousculent. Mike, cueilli par les récriminations de la jolie Brooke, bafouille sa gouaille décomplexée. Dans le cas de The Informant !, la mécanique affabulatrice de Mark (Matt Damon), faite de raccourcis hasardeux et de déductions aberrantes, est subitement confondue par les faits que lui opposent les enquêteurs.

Regard hébété, bouche ouverte, verbe étranglé, les personnages voient le doute et les sentiments les déborder. Leurs schémas restrictifs – comme ceux du cinéaste – recelaient donc leur faille. Soderbergh, humain, après tout.

Effets secondaires, Steven Soderbergh, avec Rooney Mara, Jude Law, Channing Tatum, Catherine Zeta-Jones, Etats-Unis, 1h46.

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