Ill Manors : Entretien avec Ben Drew, alias Plan B

Nous avons rencontré Ben Drew dans un bel hôtel du quartier de Saint Germain des Prés, haut lieu de la révolte en 68, mais surtout connu aujourd’hui pour être l’un des lieux les plus huppés de Paris. Il était sur Paris pour présenter son premier film, Ill Manors, qu’il voit comme le prolongement de son travail de musicien. Le cinéaste est en effet connu, avant tout, pour être un des grands noms du rap anglais avec Mike Skinner (The Streets) et Dizzee Rascal. Grands amateurs de son travail, on est heureux de constater qu’il se révèle très à l’aise derrière la caméra. Interview.

Entretien croisé réalisé par Gaël (Cinematraque), Pierre de Cinémapolis et Wade de Born To Watch.

Merci à Anne-C pour le coup de main.

Gaël : A quoi fait référence le titre ?

C’est de l’argot, qui signifie : d’où tu viens, le bled quoi. On a une autre expression « Ends » « Which ends are you ? » Manors est plus connoté « ghetto ». C’est aussi une façon de jouer avec l’expression « ill manners », sales manières. Ça évoque les cités dortoirs, où les jeunes n’ont de respect pour personne. Ces mauvais comportements deviennent ton environnement. Les gens qu’on y croise ont ces « ill mannors ». Voilà pourquoi j’ai utilisé ce titre.

Wade : Ou avez-vous tourné ?

A Manork Park et Ackney, à côté du stade olympique. Pendant des années, ce sont des lieux qui ont été délaissés, il n’y avait pas d’investissements. Et puis, il y eu les jeux olympiques. Le gouvernement a fait des efforts énormes pour cacher la misère, les problèmes sociaux. Je ne voulais pas évoquer les travaux qui transformaient le quartier, mais cela a donné un cadre qui allait dans mon sens. Tant mieux. C’est de là que je viens, c’est tout.

Pierre : Comment avez-vous convaincu votre producteur de faire ce projet ?

C’était dur de convaincre les grosses productions, et c’est pour ça qu’on a pas eu leur fric. Il y avait un plan de la Film London, le fond Microwave. C’est un fond pour les jeunes réalisateurs, car il est très dur de se faire entendre quand on est un jeune réalisateur. Ils vous donnent 50000 balles et vous devez trouver la deuxième moitié ailleurs. Tout le monde bosse avec le salaire minimum, et à la fin il ne reste rien. Pour atteindre les 100 % de budget, il faut souvent trouver des distributeurs pour investir, mais j’en ai pas eu besoin, grâce au succès de mon premier album. Le film était ambitieux. On n’avait pas assez d’argent, pas assez de temps. On a dû repousser la sortie du film d’un an. Mon album a rapporté cinq fois plus que le coût du film, ce qui nous a permis de passer à la suite. Entre-temps, il y a eu les émeutes de Londres, en 2011. Un mouvement composé de jeunes gens, que l’on montre dans le film. La presse a sauté sur l’occasion pour diaboliser ces jeunes. Moi, je viens de là, mon hip-hop provient de cet environnement, je fais partie de ces jeunes. La façon qu’a la société de traiter ces gosses ne fait que rajouter de l’huile sur le feu. Je voulais faire un film sur les raisons pour lesquelles ces jeunes sont ainsi. Pas pour les excuser. Cela ne les autorise pas à avoir ce genre de comportement, mais ça permet de les comprendre. Ce sont des êtres humains qui subissent des abus, il deviennent ce qu’on leur fait subir.

Le temps a passé et j’ai vu l’effet inverse ; quand il y a eu les JO, on a mis le problème sous le tapis. Je savais que le gouvernement n’avait pas résolu le problème, qui existe depuis les années 70. Pour la sortie du premier single, pour faire la promo du film, j’ai écris la chanson Ill Manors. J’ai utilisé la vision qu’on avait de ces gosses pendant les émeutes, pour faire changer les choses, pour faire comprendre a tous pourquoi ça arrivait, au lieu de simplement les punir.

Le film évoque pas mal les conditions de vie de ces gosses, abandonnés ou négligés par leur parents. C’est ça qu’on doit changer, au lieu de les punir toute leur vie. C’est le moteur du film.

Gaël : Vous ne croyez pas aux discours politiques, mais vous croyez à la philosophie hip-hop pour changer les mentalités. Vous pensez que votre film, ou votre musique, peuvent changer les mentalités ?

La politique est un système, un jeu où il y a un concours de popularité. C’est à qui sera le plus populaire. Ils le font en discréditant l’adversaire. Ils disent du mal de tout le monde. En tant qu’adulte, la pire chose à faire est de renvoyer la faute sur l’autre. Je n’arrive pas à croire que nous sommes entre adultes, vu le discours et le comportement des hommes politiques. Ce sont des mômes qui se disputent, sauf qu’ils dirigent une démocratie. La seule chose qui change les mentalités sont les films et la musique. Nous sommes dans un monde où les gens sont en attente d’une théorie qui les aiderait à savoir comment faire le bien. On ne peut pas se fier aux conneries des politiques. On leur fait confiance parce qu’ils sont payés par nos impôts, mais c’est con. On a le pouvoir de changer les choses, de faire la lumière sur les vrais problèmes. Quand on fait de la musique ou des films sur ces problèmes, j’entends sans cesse des gens dire qu’on enjolive les choses, qu’on les rend glamour ou qu’on exagère, mais mon film ne le fait pas.

C’est de solidarité dont la société à besoin

La prochaine étape, c’est la solution à ces problèmes. Ma théorie est qu’on doit s’entraider, chacun devrait prendre quelqu’un sous son aile. Tout le monde a, dans son entourage, une personne qui a moins d’argent, ou des parents à la ramasse. Si vous connaissez quelqu’un dans ce cas, c’est votre devoir de vous en occuper, d’essayer de l’aider. C’est de solidarité dont la société à besoin. Dans la religion, on dit d’aimer son prochain comme soi-même… mais personne n’agit en chrétien. Agir en chrétien, c’est juste l’attitude que tout être humain devrait avoir, en s’aidant les uns les autres. Mais voilà, face à ces jeunes, on prend peur, on refuse de les comprendre et on fuit là où ils auraient besoin d’encouragements, que quelqu’un leur apprenne des choses. Les médias ne devraient pas avoir autant de préjugés, ils nous lavent le cerveau avec ça. Cela doit cesser, on doit changer de discours sur ces jeunes. C’est dégueulasse de tourner le dos à cette misère. C’est comme du racisme.

Une autre chose, c’est l’utilisation de nos impôts. La façon dont on utilise notre argent. On devrait faire comprendre qu’il faut financer les associations, ou parrainer des projets. J’ai été amené a faire des interventions dans des écoles, à  l’université, c’est ce que j’ai mis en avant. L’idée, c’est de payer des impôts pour former vos enfants. On a besoin de ça. Les écoles sont trop chères. 25000 Livres Sterling par an pour une école de cinéma, et ça dure 3 ans ! Qui peut se le permettre ? Je l’ai vécu, j’ai pas eu les moyens de faire une école de cinéma. Y a plein de gosses qui ont du talent et des idées, mais qui n’ont pas les moyens de l’exprimer. Ça va prendre du temps, et de l’argent. Mais cela doit être fait.

Wade : Vous avez dit que le scénario était basé sur vos souvenirs d’enfance. A quel point ?

Ce n’est pas vraiment mon enfance, mais plutôt des choses que j’ai pu voir, ou qui sont arrivées à certains de mes amis, des choses lues dans les journaux locaux. C’est le problème avec les médias, il te parlent tout le temps des mauvaises choses, mais ils ne te disent jamais pourquoi elles arrivent. Quand j’étais commis-chef en cuisine, le chef cuistot qui revenait de l’armée me racontait des histoires. Il était dans un bus, au Mexique, et une femme lui proposé une passe, ils sont descendus, ont posé le bébé et ils ont baisé. Le bébé a commencé a pleurer et, pour le faire taire, la fille lui a donné le sein tout en se faisant baiser. Quand il a fini son histoire, il s’est cassé. J’étais choqué, je ne comprenais pas pourquoi il me racontait ça. J’avais 15 ans, et je ne comprenais pas comment une femme pouvait être à ce point désespérée. Quand j’ai fait le film, j’ai inclus une scène qui suggère cela pour parler du trafic de femmes par les réseaux venus de Russie. Moi, j’ai toujours donné du sens à ce que je faisais, mais c’est typiquement ce que les journaux ne font pas. Pour eux, ceux qui font des choses dégueulasses sont juste dégueulasses. Ils ne cherchent pas plus loin. C’est ça, le cœur du problème. Ce n’est pas une biographie, mais il s’agit de ce que j’ai vu, de ce qui se passe dans ma vie. Je voulais qu’on comprenne ce que je ressentais quand je vivais là-bas. On te fait perdre confiance. Je viens de ce milieu, j’ai toujours cru en ma musique et finalement j’ai saisi les mains qui se tendait vers moi, et je me suis accroché. J’ai ce talent en musique, tout le monde ne l’a pas, ça arrive à une personne sur un million et ces gosses ont l’impression que ça ne leur arrivera jamais. Il faut leur dire qu’il faut se battre et travailler dur, mais que cela ne suffit pas. Il faut leur redonner confiance, car on les traite comme de la merde. J’ai dit ce que je voulais dire, un témoignage, une leçon pour ces gosses. C’est pas un chef-d’oeuvre, mais j’ai fait ce que je devais faire.

Pierre : A propos des chansons, et de la façon de les utiliser pour présenter chaque personnage… Comment avez-vous eu l’idée, et comment avez-vous procédé ?

J’ai écrit un premier jet, l’intrigue, quelques dialogues, mais j’ai laissé beaucoup de liberté aux acteurs. J’ai volontairement écrit un scénario partiel avec des bouts de dialogues à improviser. Je savais que je ne pouvais pas écrire ces éléments, que ça devait venir spontanément. Ça a inquiété mes producteurs qui m’ont dit « bon, tu dois structurer mieux que ça ». Je savais que ça allait coller, à la fin. Il y a des moments qui sortent de nulle part, et c’est magique pour moi. C’est pour ça que je fais des films, J’ai été un peu arrogant là-dessus, là où mes producteurs avaient besoin d’être rassurés. C’était un putain de puzzle, un cauchemar pour tout assembler. Je me suis retrouvé dans un bordel sans nom, une montagne de travail avec des tas de trucs. J’ai pu associer la musique et le film, mais parfois je n’avais pas de scène pour coller avec la musique. J’ai un peu trop eu la confiance. A la fin, j’y suis arrivé, quand même. Tout ce qui me restait dans ce bordel, c’était mon talent et ma musique, donc je me suis reposé sur ça. Il a fallu un an. Si j’arrive à faire ça avec si peu, alors qu’est ce que ce sera avec plus de budget et une vraie structure ? J’ai cette conviction naïve, maintenant que j’ai de l’expérience, que tout ira bien. C’était pas simple de faire tout ça seul, je sais que je changerais des choses si je refaisais un film, mais pour ça il faut que j’ai le temps.

Mes influences, c’est surtout Pusher et La Haine

Gaël : Vous citez Nicolas Winding Refn et Quentin Tarantino. Votre film me fait aussi penser à This Is England et à Top Boy. J’ai appris que le réalisateur de Top Boy a réalisé votre clip Il Manors. Quelle a été son influence sur votre travail ?

J’ai tourné Ill Manors avant Top Boy. Le directeur de casting de Top Boy est le même que celui de mes clips. Il m’a aidé sur Ill Manors. On est allé dans des écoles réputées pour avoir des caïds. On avait une shortlist de 15 garçons. On a choisi Ryan de la Cruiz, et on a tourné le film en 2010, et Top Boy au printemps 2011. Daniel Hubbard été embauché pour bosser sur le casting de Top Boy. On a publié une annonce, et plein de gosses se sont ramenés. Pour Top Boy, Malcolm Kamulete a été retenu, mais il est figurant sur Ill Manors. C’est nous qui l’avions trouvé, mais c’est là que j’ai connu Yann Demange, et qu’il m’a dit qu’il voulait faire le clip d’Ill Manors. Quand je regarde Top Boy, je me dis, « Ouah ! », je suis passé à côté de ça. J’adore cette expérience. Il y avait une connexion entre Ill Manors et Top Boy. C’était très organique, il voulait bosser avec moi et réciproquement. Ici, il y a une tradition de films sur les gosses difficiles, ça a commencé avec Alan Clarke. Tout le monde s’attendait a ce que Top Boy et Ill Manors soient dans cette veine. Tout le monde a été surpris par la musique et la photo. C’est plus dans son organisation que This Is England m’a inspiré, l’improvisation avec les acteurs, le scénario qui s’écrit en court de route. Mes influences, c’est surtout Pusher, La Haine et La Cité de Dieu, Pulp Fiction et le comics.

Wade : Comment avez-vous choisi Riz Ahmed ?

Je le connais… Au départ, Aaron devait être joué par Adam Deacon. Il était dans mon court-métrage, Michelle. Il devait réaliser un film, donc il ne pouvait pas jouer dans le mien. J’avais besoin de le remplacer, et Ahmed était le seul à pouvoir jouer le rôle, car c’est un rôle très difficile, avec beaucoup d’émotion et d’humanité. Tout le monde peut faire le dur, mais peu avec sensibilité. Il avait le bon équilibre. La performance des acteurs est exceptionnelle, surtout qu’ils étaient pratiquement tous des amateurs. C’est incroyable, ce qu’ils ont fait, et on ne leur accorde pas le crédit qu’ils méritent. Je pense que le film sera leur tremplin. Il y a un mec qui joue un skinhead, et qui joue maintenant dans Game of Thrones. Il y a aussi un mec qui se retrouve dans The Bridge, une série scandinave. Un autre dans Tunnels. Je suis très content de ce que le film a pu apporter à ces jeunes. Et je suis content pour moi aussi, les gens me prennent d’avantage au sérieux avec ce film, en tant que réalisateur. C’était aussi pour ça que je voulais le faire.

La Cité de Dieu de Fernando Meirelles et Kátia Lund

Pierre : J’ai entendu dire que vous aviez un projet sur The Defamation of Strickland Banks (ndlr : second album de Plan B) ?

J’ai toujours voulu en faire un film. C’était en 2009 et on est en 2013. Strickland fait partie de ma vie. Si j’en donne plus à ce personnage ? On verra. J’étais prêt à faire un film à l’époque, mais personne ne croyait en moi, ne m’encourageait. Il a fallu attendre que je vende pas mal d’albums pour que les gens viennent me voir en me disant : « Viens, on en fait un film ! », mais là, je répondais « Va te faire foutre, je fais Ill Manors maintenant ». Faut être réaliste, ai-je le temps de le faire ? Sur Ill Manors, je pensais n’être capable de faire que des clips. C’est épuisant de tout rassembler, la musique, les clips. Mais on a réussi. Il y a des choses que je ferais différemment aujourd’hui. C’est la vie. On verra a l’avenir, je ne sais pas ce qui va venir en premier. Les films ? La musique ? Si ma musique et mes films parlent de la même chose, il doivent se rejoindre. Je fais attention à ma carrière. Beaucoup de gens veulent m’aider financièrement maintenant. On me propose des projets. Mais où est l’intérêt ? Je veux que ma prochaine œuvre change radicalement le monde. Ça doit être ambitieux, sinon pourquoi faire un film ?

j’ai eu des profs qui m’ont encouragé

Gaël : Depuis la fin des JO, qu’est-ce qui a changé dans cette partie de la ville ?

C’est plutôt joli, maintenant. Je retourne souvent dans mon ancienne école. J’en avais été viré. J’ai fait un documentaire pour BBC3, Le Projet Hackney. Ça part d’une idée de Radio One, pour que les jeunes puissent tirer des bénéfices des Jeux Olympiques, puisqu’au départ ils n’en avaient aucun. Ils ont monté un festival. Il fallait juste que les gamins s’inscrivent. Beaucoup de jeunes ne voulaient pas y aller, pensant qu’ils allaient être fichés. Ils trouvaient ça bizarre qu’il faille juste noter son nom pour avoir accès au festival. On m’a demandé d’être ambassadeur de ce festival, d’aller dans mon ancienne école et d’y tenir des conférences pour les encourager à se bouger. Cela devait être une question de deux jours dans la semaine, cela a pris un mois. J’essaie de prendre mes responsabilités, en conciliant l’aide des gosses et ce que j’ai à faire. Dans le documentaire, on voit ces jeunes désavantagés, qui ne veulent pas s’ouvrir, et à la fin ils sont sur scène et chantent, même ceux qui ne savaient pas le faire. Avec mon association, j’y suis retourné après le documentaire pour faire un crew de hip-hop, et lever des fonds pour engager un prof de musique qui enseignerait la musique autrement, pour remplacer le bon prof mort récemment et qui avait laissé un grand vide. Quand j’étais à l’école, j’ai eu des profs qui m’ont encouragé et qui ont cru en moi pour la première fois de ma vie, ça m’a réveillé.

Ill Manors, de Ben Drew, sortie le 3 avril 2013.

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9 thoughts on “Ill Manors : Entretien avec Ben Drew, alias Plan B

  1. Un interview vrai, vivant, vibrant comme ce film fou, époustouflant !
    Je l’ai vu hier soir, les images ne me quittent plus, comme l’a dit Gaël dans sa superbe critique: c’est LE film dont on ne sort pas indemne.
    Merci à Ben DREW pour ces mots qui en disent long.
    Mais surtout bravo pour ce petit chef-d’œuvre, si magnifiquement signé!

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