Magic Mike

Marchandisation des corps et affleurement des affects : c’est bien l’axe de Girlfriend Experience que prolonge Magic Mike – et plus souterrainement, celui du récent (et plutôt moyen) Piégée. 

Une pornstar, un strip-teaseur et une lutteuse : la question n’est pas de goûter ou non l’art gonzo de Sacha Grey, les chorégraphies kitsch de Channing Tatum ou la science du combat de Gina Carano – soit trois athlètes de haut niveau, dans leurs registres respectifs -, mais d’éprouver l’effet produit par ces corps voués à la performance, étrangers au cinéma mainstream (si Tatum fait aujourd’hui carrière à Hollywood, c’est pour son expérience d’ancien strip-teaser que Soderbergh l’emploie ici), dans un récit classique.

Cette façon de jouer du vécu de ses interprètes ne se limite d’ailleurs pas à la triplette évoquée plus haut : dans Ocean’s Eleven et ses suites, Soderbergh s’amuse en permanence du statut hollywoodien de Pitt, Clooney et consorts (l’auteur s’y soucie moins de rendre ses personnages crédibles que d’instaurer un jeu avec le spectateur : allons, glisse le premier au second : nous savons bien, toi et moi, qui sont ces cabotins, à peine dissimulés derrière des personnages). Comme il le fait, non sans perversité cette fois, dans Contagion – pourquoi prendre Gwyneth Paltrow, si ce n’est pour le plaisir de l’évacuer précocement et lui décalotter le crâne, dans une séquence d’une rare crudité ?

La question du corps est aussi morale : jusqu’où aller avec celui-ci, contre rémunération ? Sacha Grey est connue pour son approche brutale du porno (raclées, SM et pratiques extrêmes). Channing Tatum s’épuise pour quelques pourboires – et, comme il le fait remarquer à la jolie Cody : « Tu ne veux pas savoir ce qu’il faut faire pour un billet de dix… » Gina Carano, sur les rings, met son corps à rude épreuve, se signalant par une égale aisance à distribuer et recevoir les coups. S’il n’élude pas certaines des questions inhérentes au commerce du corps, Soderbergh évite tout misérabilisme, préférant se concentrer sur des points plus théoriques : la condition sine qua non de cette marchandisation, de ce devenir-outil du corps et de ses attributs, est justement une discipline très stricte (le corps et l’esprit font chambre à part) – et le revers de cette exhibition, une pudeur paradoxale. Mike et Chelsea, en bons entrepreneurs, se contentent de « faire le job ».

Cette question de la surexposition, c’est aussi, par extension, celle de l’acteur contemporain. Channing Tatum, évoquant les célébrités des générations précédentes, le remarquait récemment en entretien : « Ils avaient quelque chose d’unique. On ne pouvait les voir pratiquement que dans les films. C’étaient des sortes de licornes. Aujourd’hui, à la moindre de vos apparitions, trente personnes vous prennent en photo, la partagent sur Facebook, détaillent ce que vous mangez sur Twitter… Le mystère s’est évanoui. » À qui s’est donné les moyens de la connaître (une connexion internet suffit), l’anatomie de Sacha Grey n’a plus de secrets. Malgré ce dévoilement intégral (sur l’écran), et cette surexposition médiatique (hors écran), ce que Soderbergh, patient et attentif, parvient pourtant à capter sur son visage (comme sur celui de Tatum), c’est une forme de mystère : la résistance d’une intériorité à toute entreprise de dévoilement.

D’un film à l’autre, Soderbergh prolonge également (quoiqu’ici, de façon moins programmatique, plus évasive) son évocation de l’Amérique post-krach boursier ; d’un côté, les cordons de la finance, flux virtuels et endémiques ; de l’autre, l’obsession des petits épargnants pour les taux d’intérêts, les traites de la maison, le capital nécessaire au lancement d’une « affaire » – à cet effet, Mike a mis de côté 12.000 dollars : « Ça fait beaucoup de billets d’un dollar« , se moque Cody, faisant référence aux billets que glissent, pendant les shows, les spectatrices dans le string des danseurs. Ces billets chiffonnés que Mike doit repasser pour en faire des liasses (comme pour ôter toute trace des efforts qu’il aura fallu fournir pour les gagner : comme pour en atténuer l’aspect scandaleusement concret), et dont la banque, en fin de compte, ne voudra pas. Non que cet argent soit sale (il n’aura échappé à personne que la dématérialisation de l’argent ne garantissait en rien sa propreté), mais il semble échapper à la logique des marchés. La question, passionnante, n’est évoquée qu’au détour d’une séquence. Mais il est vrai qu’aucun film de Soderbergh ne semble valoir pour lui-même, chaque motif trouvant son développement dans une autre réalisation. Trop dispersé, comme pressé de construire son oeuvre, le cinéaste en vient à bâcler les films eux-mêmes.

Mais son cinéma touche avant tout lorsque, sous sa forme déliée et faussement je-m’en-foutiste, affleurent le désordre, la perturbation. Mike, hâbleur et sûr de lui, perd ses moyens face à Cody, subitement incapable d’aligner deux mots, en cherchant à la convaincre (mais cela, le croit-il lui-même ?) qu’il ne se confond pas avec son avatar scénique. Une séquence rappelant le Mark Whitacre (Matt Damon) de The Informant !, dont la mécanique affabulatrice s’enraie brusquement. Voire l’héroïne de Girlfriend Experience, commettant une entorse à sa règle en s’entichant – pour son malheur – d’un client.

Ou quand les control freaks se voient débordés par l’affect ; le coeur des derniers Soderbergh tient sans doute à ce souci-là : guetter la faille, l’instant où la machine va bugger.

C’est le double paradoxe de l’auteur : plus son cinéma semble s’éparpiller, et plus il creuse en vérité un sillon cohérent ; plus il enchaîne les films dits mineurs, moins la somme, l’oeuvre qu’ils constituent désormais semblent, elles, négligeables. Du Soderbergh dans le texte, tant l’auteur y poursuit son ambitieux passage en revue des genres hollywoodiens. En lieu et place du film-catastrophe attendu, le glacial Contagion semblait une simulation de l’OMS. The Informant !, lancé sur les rails classiques du film de complot industriel (procès, micros cachés, rien n’y manquait), se voyait littéralement phagocyté par le monologue intérieur de Matt Damon (génial), pour virer à la comédie inquiète. Ici, la rom’com’ ou le « film de danse » sont troués de fugues narratives, où le cinéaste est d’ailleurs à son meilleur : superficiel, parfois, mais toujours infiniment séduisant.

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1 thought on “Magic Mike

  1. On est jamais mieux servi que par soi-même! Bel article. Et j’acquiesce : Soderbergh est trop intelligent pour ne pas nous servir au moins une ou deux idée passionnantes par film (dans « Magic Mike », tout a fait d’accord avec toi, cet argent difficilement gagné et qui n’a aucune valeur car ne faisant pas parti d’un système économique légal, c’est le début d’une histoire formidable. Mais j’aurais aussi beaucoup aimé que l’impassible Cody soit évacuée au profit de l’histoire avec sa copine, + ou – intello, qui l’utilise comme un objet sexuel; il aurait fallu assumer un film plus sombre, plus dur et sans happy end, mais tellement plus original). Mais sa paresse? manque d’intérêt? lui fait préférer des ficelles narratives éculées qui confine à la platitude et que la maîtrise de la mise en scène compense à peine. Pour moi, c’est quand même un beau gâchis (pour Contagion, Piégée et dans une moindre mesure Magic Mike, mais je n’ai pas vu Girlfriend experience et The informant). Dernière interrogation : mais qu’est-ce que c’est que cette image atroce dans Piégée et dans Contagion? Un effet de style? Un directeur photo malhabile? Des économies sur les caméras?

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